Eugène BARDOU (1852-1927)
D’une guerre à l’autre

Né à Perpignan où son aïeul s’était installé, Eugène Bardou est le petit-fils de Jean Bardou, promoteur du papier à cigarettes Job et le fils cadet de Joseph Bardou, également fabricant de papiers à cigarettes. Brillant industriel, brièvement maire de Perpignan, il vécut une existence adossée à deux guerres, celles de 1870 et 1914. Marquant sa trajectoire, ces conflits l’ont empreinte d’engagements à la fois définitifs et nuancés.


En-tête de la Société « Eugène Bardou et Cie », vers 1903. A gauche : usine de façonnage de Perpignan.
A droite : papeterie d’Angoulême. Col. Musée du Papier - Angoulême.

Un début lié à la guerre de 1870

Cadet d’une importante famille d’entrepreneurs du papier à cigarettes, rien ne prédisposait Eugène Bardou à endosser rapidement des responsabilités au sein de l’entreprise paternelle. Rien, sinon la guerre de 1870 et l’implication active de son frère aîné Léon, bras droit de son père, dans la Défense nationale. Prenant le relais de son frère, Eugène Bardou entre alors dans la maison paternelle à l’âge de 18 ans. Comptable, représentant puis responsable d’une succursale en Algérie, il devient caissier et enfin associé à la société paternelle « Joseph Bardou et fils » en 1882, à l’âge de 30 ans.

Après la construction d’une vaste usine de façonnage et d’un superbe hôtel particulier, avenue de la Gare à Perpignan, l’essor de l’entreprise familiale se traduit par la formation d’une société en commandite au capital de 350 000 francs, en association avec le papetier d’Angoulême Adolphe Lacroix (1887). Rêvant d’un avenir exotique et jugé plus prometteur, celle-ci lance alors la marque de papier à cigarettes Le Nil, lui assurant une notoriété incontestable.
Publicité pour la marque « Le Nil », créée à Perpignan en 1887.
Col. Musée du Papier - Angoulême.

Malgré le décès tragique de son frère douze ans plus tard, Eugène poursuit son action industrielle. Fin 1903, la société bénéficie de l’apport définitif fait par A. Lacroix de la grande papeterie de St Cybard à Angoulême. Devenue société « Eugène Bardou et Cie », dont le siège est fixé à Perpignan, elle exploite ensuite plusieurs dizaines de nouvelles marques de fabrique, dont une partie est déposée par les soins de l’Union des Fabricants de France. E. Bardou, principal gérant de la société, est en effet administrateur de cette union nationale et patronale depuis 1885 et dépose également divers brevets à l’étranger.

Le tournant de la guerre 1914-1918

Le décès de ses deux fils - Jules en 1916 et Emile en 1917 - marque toutefois une inflexion dans cette dynamique d’entreprise. En 1919, à l’exception des marques de fabrique et de son habitation de Perpignan, Eugène Bardou cède tout ce qui constituait le fonds de commerce de sa société. Il demeure désormais gérant d’une nouvelle entité intitulée « Bardou, Broussaud, Bonfils », aux côtés de deux associés, Alfred Bonfils et Edouard Broussaud, papetier à Angoulême : la disparition des héritiers naturels accroît de fait le rapprochement entre intérêts angoumois et perpignanais.

En 1924, la société, au capital initial de 1 700 000 f., devient S.A. au capital de 3 puis 4 800 000 francs, sous la raison sociale « Papiers à cigarettes Le Nil - Joseph Bardou et fils ». Le siège est désormais fixé à l’usine St Cybard d’Angoulême et la présidence dévolue à E. Broussaud (1870-1946). Eugène Bardou en demeure l’un des premiers administrateurs jusqu’à son décès, trois ans plus tard, à l’âge de 75 ans. Le façonnage du papier à cigarettes, qui concernait encore une centaine de personnes à Perpignan, est dès lors progressivement transféré à Angoulême : ainsi s’achève près d’un demi-siècle d’activité dans le quartier de la Gare de Perpignan, devenu l’un des plus peuplés de la ville.

De gauche à droite : Alfred Bonfils, Eugène Bardou et Edouard Broussaud.
Col. Musée du Papier - Angoulême.

Des engagements variés

La longévité industrielle d’Eugène Bardou explique sa notoriété en Charente, mais son empreinte en Roussillon mérite également réflexion. Après la guerre de 1870, à l’âge de 20 ans, Eugène s’inscrit en effet aux comités républicains (1872) et devient administrateur du journal « L’Indépendant » des Pyrénées-Orientales, à l’origine du parti républicain dans le département (1878). Conseiller municipal de Perpignan dix ans plus tard, puis adjoint au maire, il exerce le mandat de maire sous cette même étiquette, de 1894 à 1896.

Son statut de grand industriel et son attitude politique, plus modérée au fil du temps, sont toutefois éclairés par des engagements divers. En 1887 est édité au rez-de-chaussée de son immeuble, avenue de la Gare, le premier numéro du journal Le Radical. En 1894, il soutient la création de la Bourse du Travail, siège des syndicats, tout en faisant appel à leur modération. Vice-président fondateur de la société de secours mutuels de l’Imprimerie (1885), il est élu en 1901 l’un des premiers vice-présidents de l’union départementale des mutuelles « La Roussillonnaise ». Sa réflexion porte alors sur la question des retraites, dont la loi d’obligation se trouve encore en débat.

Par ailleurs, Eugène Bardou s’occupe d’actions liées à l’enfance. Membre du comité local des enfants délaissés et moralement abandonnés, il soutient des œuvres similaires à Angoulême, également à destination de l’enfance. L’enseignement constitue le dernier volet de son action : membre du comité de patronage de l’école supérieure de garçons de Perpignan, administrateur du collège, il est l’un des fondateurs de l’Association polytechnique des Pyrénées-Orientales, où il dispense des cours gratuits pour adultes.

L’héritage direct ou indirect laissé par Eugène Bardou requiert dès lors l’attention : en Roussillon, son château de La Bardarolle, construit à Elne au tournant du XXe siècle, sert de refuge aux femmes en couches, lors de la Seconde Guerre Mondiale, alors même qu’il était passé en d’autres mains. Récemment acquis par la Ville d’Elne pour devenir un espace à vocation humanitaire, le « Château d’en Bardou » perpétue ainsi l’intangibilité de certains droits fondamentaux, droits de l’Homme trop souvent bafoués. Par-delà la disparition de son fondateur, il en transcende dès lors la mémoire, prolongeant au-delà de ce destin individuel certaines valeurs inaliénables. A ces valeurs universelles, Eugène Bardou avait déjà souscrit, sous l’effet d’une existence marquée par deux guerres, celles de 1870 et 1914.

E. PRACA
Août 2007

Bibliographie

Petite anthologie de la cigarette, suivi de Centenaire de la Société Joseph Bardou et fils, Tours, 1949.
D. Peaucelle, Fumées du Nil, n°0, Angoulême, 1988 ; Les Lacroix, sept générations de papetiers en Charente, Angoulême 1995 ; Imaginaires d’usines, Angoulême, 2002.
D. Peaucelle et M.-F. PICOT, La publicité à l’égyptienne, Angoulême, 1998.
E. Praca, « Joseph Bardou, fabricant de papier à cigarettes », La Semaine du Roussillon, n°140, décembre 1998 ; Les sociétés de secours mutuels et leur union dans les Pyrénées-Orientales, Perpignan, 2000.

 
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