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Pêcheries et salines.
Les activités commerciales de Pierre Bardou-Job sur la façade maritime des Pyrénées-Orientales au XIXe siècle L'histoire industrielle des Pyrénées-Orientales a conservé la mémoire d'un certain nombre de « grandes familles » perpignanaises et en particulier celle des Bardou, importante dynastie de fabricants de papier à cigarettes au XIXe siècle. En 1849, Jean Bardou (1799-1852), tout d'abord boulanger installé à Ille-sur-Tet puis « fabricant de papiers de fantaisie » à Perpignan, déposait en effet, auprès du ministère de l'Agriculture et du Commerce, une demande de brevet d'invention pour un papier à cigarettes appelé « papier Job ». Obtenu en novembre 1849, ce brevet faisait ainsi de ce dernier le propriétaire exclusif de la marque Job. Décédé sans testament en 1852, Jean Bardou profitait cependant peu des avantages liés au dépôt de sa marque. Mis en vente sur licitation à l'initiative de ses descendants, l'atelier familial passait ensuite, par adjudication, aux mains de son fils cadet Pierre (1826-1892). Ainsi libéré de la tutelle paternelle, Pierre Bardou devenait dès lors le véritable promoteur de l'entreprise familiale, assurant sa direction de 1852 à 1892. Durant cette période, celle-ci perdait rapidement sa forme artisanale pour s'orienter vers une industrie d'envergure véritablement internationale
La réussite industrielle de Pierre Bardou, devenu en 1878 Pierre Bardou-Job, reposait sur la maîtrise de trois paramètres essentiels, assurant à son entreprise une réelle autonomie: extension, à Perpignan, des ateliers de façonnage dans le quartier de la rue St Sauveur, adjonction, en amont du façonnage, de papeteries produisant en Ariège la matière première, diffusion, à partir du noyau initial de Toulouse, de réseaux de distribution en vue d'une exportation internationale des produits 1. Cette expansion de la firme à l'échelle mondiale était attestée par la valeur prise par la marque Job, passant de 16 000 francs en 1852 à 1 200 000 francs en 1892 2. Accompagnant sa réussite industrielle, la réussite financière de Pierre Bardou-Job lui permettait de mener une politique d'investissements dans des secteurs variés de l'économie. Débutant, de manière classique, par l'achat d'un domaine foncier d'une quinzaine d'hectares à Bompas en 1866, elle se poursuivait ensuite par l'acquisition d'une série de propriétés de superficie croissante. En 1876 et 1877 par exemple, trois grands domaines de plus de cent hectares (domaine d'Alénya 113 ha, parc Ducup 100 ha et mas Llaro 156 ha) étaient ainsi ultérieurement destinés à chacun des trois enfants issus de son mariage. En mai 1877, l'alliance de Camille, fille aînée de Pierre Bardou-Job, avec Victor-Charles Ducup de St Paul, héritier du domaine Ducup depuis 1854, entérinait cette stratégie d'investissements dans le secteur agricole, renforçant dans le même temps le pouvoir économique de son auteur 3. Par analogie avec la société environnante, la démarche de Pierre Bardou-Job s'apparentait alors à celle des plus anciennes familles de la noblesse catalane, telles les Lazerme ou Jonquères d'Oriola, établies tant à Perpignan que dans la plaine maritime du Roussillon, à Canet, St Cyprien ou Alénya. Au-delà de la terre ferme cependant, entre étangs et Méditerranée, la frange littorale des Pyrénées-Orientales constituait un second point d'ancrage pour les investissements de Pierre Bardou. Ainsi, dès avant la constitution de son patrimoine foncier, devenait-il propriétaire en 1862 d'un établissement de bains de mer situé à Canet, en 1863 d'une pêcherie connue sous le nom de « fontaines poissonneuses de Salces », en 1873, enfin, de deux salins situés sur le territoire de Saint-Laurent-de-la-Salanque. L'occupation de ces espaces particuliers comportait également des similitudes, ne serait-ce que d'ordre géographique, avec la propriété d'autres espaces nobiliaires. De l'étang de Salses à l'étang de Canet en effet, les lignées du duc d'Hijar ou celle des Lazerme s'étaient succédées depuis l'Ancien Régime dans la propriété de ces zones lagunaires 4. Au XIXe siècle cependant, cette nouvelle orientation des capitaux s'intégrait dans un mouvement plus général de l'économie régionale, les ressources côtières étant devenues l'objet d'un commerce actif aux mains d'une bourgeoise entreprenante. Seconde catégorie d'acquisitions de l'homme d'affaires perpignanais, pour la plupart méconnues sinon disparues, ces propriétés maritimes méritaient donc qu'en soient rappelées l'existence et la chronologie, comme éléments de l'activité économique du département à cette période. 1862 : l'établissement de bains de mer de « Canet-les-Bains » Libéré de la tutelle paternelle, Pierre Bardou avait contracté en avril 1857 avec Léonie Amiel, fille de confiseur, un mariage de sentiments. Etabli sous le régime de la communauté, le contrat de mariage protégeait financièrement la conjointe en cas de prédécès de son époux, celle-ci n'apportant pour sa part aucune fortune 1. En 1857 et 1858, deux actes fondateurs jalonnaient le parcours conjugal : tout d'abord la réservation d'une concession funéraire au cimetière de la ville et en second lieu l'acquisition d'un hôtel particulier situé 18 rue St Sauveur à Perpignan. Baptisé par P. Bardou son « Hôtel particulier de l'industrie du papier à cigarettes », ce dernier était également destiné à l'implantation de nouveaux ateliers de façonnage 2. Après cinq années de mariage et avant toute autre acquisition foncière, au cours de l'été 1862, Pierre Bardou devenait ensuite acquéreur à Canet, dans la commune littorale la plus proche du chef-lieu, d'un établissement de bains simplement dénommé « Canet-les-bains ». Ce premier investissement, d'un montant de 8 000 francs, concernait alors une maison, remise et écurie établies sur une superficie de 1 200 m2. De construction récente (1852) cette acquisition rappelait par ses origines les choix économiques de certaines grandes familles sur la côte roussillonnaise, de l'Ancien Régime à la seconde moitié du XIXe siècle 3. Le futur établissement se situait en effet sur les terres de Canet, ancienne seigneurie dominée par le duc d'Hijar, seigneur espagnol, également investi des seigneuries voisines de Torreilles et Sainte-Marie-la-Mer. A la fin de l'Ancien Régime, ces terres vicomtales de Canet étaient ensuite cédées par le duc d'Hijar à Joseph Lazerme (1741-1821), avocat au Conseil Souverain du Roussillon, défini comme « l'un des plus puissants propriétaires fonciers durant les dernières années de l'Ancien Régime dans la province du Roussillon 4 ». Evitant la confiscation de ses biens à la Révolution française, Joseph Lazerme complétait son acquisition, d'une part, par l'achat du domaine lagunaire de l'Esparrou, acquis comme bien national le 26 thermidor an III et provenant du juge du Domaine, Antoine Blay 5 et d'autre part, par l'adjudication d'une portion de l'étang de Canet, remportée au cours de l'été 1813 6. Héritier et fils du précédent, Joseph Lazerme (1787-1853), demeurait dans la première moitié du XIXe siècle, l'un des plus grands propriétaires fonciers de son temps. A son décès en 1853, la masse de ses biens était en effet estimée à plus de 1 200 000 francs, dont le quart environ était représenté par le domaine agricole de Canet-St-Nazaire. Celui-ci était alors composé de bâtiments dans le village, des deux principales « métairies du Grand et du Petit Esparrou, de champs, prés, vignes, olivettes, bois ainsi que de portions d'étangs et de marais et autres terres 7 ». Quelle que soit leur composition, toutes ces propriétés faisaient l'objet de baux réguliers et d'une réglementation détaillée, telle par exemple la ferme du droit de pêche dans les étangs de Canet. Au milieu du XIXe siècle, la vocation rurale et maritime de cet ensemble était cependant légèrement entamée par la fondation du nouvel établissement, amorçant les premiers temps d'une tradition balnéaire départementale 8. Antérieurement à la crise phylloxérique en effet, à l'instar de la côte languedocienne, une partie des capitaux dont disposait la bourgeoisie servait à promouvoir, sinon « coloniser », le littoral 9. En 1852, l'établissement de bains de mer de Canet, fondé sur un terrain cédé par Joseph Lazerme, avait ainsi été construit à l'initiative du négociant perpignanais Numa Lloubes, avec la participation de l'entrepreneur de travaux publics Etienne Pallares 10. Plus précisément, Numa Lloubes exerçait des activités liées au secteur bancaire. Il était en effet fils de Jean Jacques Lloubes, banquier associé à Bernard Auriol dans « la maison de banque » fondée en 1809 à Perpignan sous la raison sociale Lloubes et Auriol. Les héritiers des fondateurs, Auguste et Numa Lloubes ainsi que Prosper Auriol, avaient ensuite été associés aux affaires paternelles, consistant traditionnellement en « affaires de banque, d'escompte, de roulage et de commission 11 ». Bien que présentant en 1853 certaines « créances douteuses ou mauvaises » contractées antérieurement 12, la société familiale considérait cependant la création de l'établissement canétois comme une bonne initiative. Signe de l'opportunité financière de sa fondation, celui-ci demeurait en effet propriété de Numa Lloubes jusqu'en août 1862, époque à laquelle il était cédé au fabricant de papier à cigarettes Pierre Bardou 13. L'industriel saisissait alors une occasion de placement intéressante. L'année suivante en effet, les affaires de la banque perpignanaise se trouvaient en état de liquidation 14. Il étendait ensuite sa propriété à une terre limitrophe acquise du juge perpignanais Henri Lazerme, héritier de son père pour les domaines de Canet et St Nazaire 15 et s'appliquait à valoriser son patrimoine 16. En 1866, la vocation de loisir des communes littorales était déjà bien engagée. Cette même année en effet, la commune voisine de Collioure, représentée par son maire Michel Noé, passait à son tour commande à un entrepreneur marseillais d'un établissement complet de bains de mer, composé de plusieurs cabines 17. Dans une perspective plus étendue cependant, la grande période des bains de mer paraissait encore lointaine, l'installation officielle du premier canot de sauvetage n'ayant lieu à Canet qu'en 1886, soit deux décennies plus tard 18. Il fallait donc attendre la fin du XIXe siècle et l'essor économique postérieur à la crise phylloxérique, pour que, soutenues par l'amélioration des moyens de circulation, les communes drainent une population temporaire de baigneurs, préludant à la naissance d'un tourisme saisonnier 19. Bien que valorisé par son propriétaire, le premier placement de Pierre Bardou sur le littoral roussillonnais s'avérait finalement de courte durée, l'établissement étant cédé en 1866 au cafetier perpignanais Hippolyte Allègre. La transaction s'effectuait sur la base d'un échange, l'immeuble étant cédé contre quatorze hectares de terres agricoles dans la commune rurale de Bompas 20. Cette nouvelle acquisition formait ainsi l'ossature du premier domaine foncier de Pierre Bardou dans la plaine roussillonnaise, base d'investissements ultérieurs. A cette époque, le secteur foncier de l'arrière-pays représentait cependant toujours une valeur supérieure à celle de l'immobilier du bord de mer. Cette inégalité de l'échange était de fait compensée par le paiement d'une soulte importante -40 000 francs- que Pierre Bardou s'engageait à verser aux Allègre pour le domaine de Bompas 21. A l'orée de cette période de mutation, l'industriel et ses contemporains avaient donc fait figure de précurseurs. Le premier placement financier de l'homme d'affaires sur le littoral roussillonnais apparaissait cependant à la fois précoce et temporaire et se soldait par un retour aux valeurs traditionnelles du secteur foncier. Cette réorientation des capitaux vers la terre ferme se révélait toutefois relative: dès 1863 en effet, Pierre Bardou était devenu propriétaire, parmi les « salobres, pâturages et marécages » de la plaine salanquaise 22, d'une pêcherie réputée et aujourd'hui disparue, communément désignée sous le nom de « fontaines poissonneuses de Salces ». Plus au sud de la frange littorale, les Lazerme se partageaient quant à eux, depuis longtemps, la propriété des étangs de Canet. 1863 : les « fontaines poissonneuses » de Salses
Connues depuis l'Antiquité 1 et admirées des visiteurs, les fontaines poissonneuses de Salces jouissaient dans le département d'une situation exceptionnelle. Croisant le chemin de Narbonne à Perpignan, elles étaient tout d'abord formées d'une vaste source émergeant des Corbières orientales, adossée au flanc des montagnes voisines de Salses. Cette source se séparait ensuite en deux bras latéraux qui, suivant un parcours parallèle et en partie souterrain vers les zones lagunaires, se jetaient finalement dans l'étang de Salses, lui-même ouvert sur la mer. Ces deux « fontaines » ou résurgences naturelles, dénommées Extramer et Fontdame, constituaient un lieu de pêche privilégié depuis un temps immémorial et regroupaient sous l'Ancien Régime l'un des plus forts complexes minotiers de la région 2. Visitant les fontaines lors de son voyage en France en 1787, Arthur Young soulignait en effet la puissance de leur débit et l'impact économique dont elles étaient dispensatrices : « Sous la montagne, jaillit la plus grande source que j'ai jamais vue (...) Elle coule au pied du rocher et est capable de faire tourner immédiatement plusieurs moulins. C'est, en un mot, une rivière, plutôt qu'une source 3 ». Dans une moindre mesure, la présence de trois moulins sur cette partie du territoire de Salses était encore attestée au XIX' siècle, dont notamment les ruines du moulin dit « extremus » et ordinairement appelé « extramé 4 ». Décrites par le géographe Jalabert en 1819, les pratiques de pêche locales présentaient quant à elles des antécédents originaux. Séparé de la Méditerranée par une longue bande de terre, l'étang de Salses communiquait avec le large par deux « graus » ou passages naturels des communes de Leucate et de Saint-Laurent-de-la-Salanque. Peuplé de muges et d'anguilles, il accueillait également des espèces marines telles que « loups, petites dorades, soles et turbots », et « parfois même des rougets ». Le maintien de cet équilibre naturel était favorisé par l'absence de règlement commandant l'ouverture ou la fermeture des graus, ainsi que par la topographie particulière du site 5. Pénétrant initialement dans l'étang pour s'y nourrir, les espèces remontaient en effet selon les saisons le cours des fontaines, empruntant pour ce faire le réseau hydrographique souterrain. Circulant en sous- sol de la source à l'étang, leurs eaux, tempérées en hiver, offraient ainsi au poisson un abri sûr contre les gelées. Les pêcheurs avaient pour leur part repéré depuis longtemps la concentration de cette faune aquatique : empoisonnant les eaux à la source avec le suc d'une plante locale, ils recueillaient ensuite le poisson au débouché de l'étang et faisaient ainsi « deux ou trois pêches considérables par an 6 ». Dans le courant du XIXe siècle, l'essor du droit de propriété avait transformé les anciens modes d'exploitation. A l'époque où s'exprimait Jalabert, les fontaines étaient redevenues une propriété particulière et avaient été réunies à l'étang sous un fermage commun. Rejetés dans l'étang par-delà l'embouchure des rivières, les pêcheurs avaient été contraints de modifier leurs pratiques antérieures, « s'obligeant » à pêcher le poisson cherchant à se réfugier dans les fontaines par « plusieurs rangs de fils dormants ». Les fermiers avaient au contraire fait construire de fortes digues tout au long des deux ruisseaux pour en canaliser le cours, et empêcher le poisson de s'en aller. On était donc passé d'une forme de pêche à la fois collective et ponctuelle, proche de la cueillette, à une tentative d'élevage privé de type aquacole. Jalabert jugeait cette initiative plus avantageuse pour chacun, la pêche ayant lieu « au fur et à mesure des besoins 7 ». Au regard des titres de propriété cependant, le bénéfice de cette opération demeurait, au XIXe siècle encore, concentré entre les mains d'une minorité. Dans les années 1820, il demeurait tout d'abord aux mains de l'ancienne noblesse, dont la Révolution n'avait qu'imparfaitement gommé l'influence. A cette période en effet, les fontaines étaient toujours propriété du duc d'Hijar, autrefois seigneur des terres de Canet, Torreilles et Ste-Marie précédemment évoquées 8. Cette situation se prolongeait jusqu'aux années 1840, où un arrêté préfectoral du 25 juin 1842 déclarait toujours à l'identique Don Joseph Raphaël Fernandez, duc d'Hijar et Grand d'Espagne, « propriétaire incommutable » des fontaines poissonneuses de Salses 9. A l'analyse et dans le prolongement des travaux historiques de Peter Mac Phee, la conservation de ces biens aux mains de la même lignée espagnole soulignait et explicitait, dans le même temps, les enjeux représentés par les fontaines: enjeux économiques certes, l'importance commerciale du site étant reconnue, mais aussi enjeux politiques et sociaux, justifiant le maintien durable, parmi les populations locales, des anciens idéaux monarchiques 10. Pour sa partie économique, cette emprise héritée de l'Ancien Régime s'achevait en 1846, le vivier passant pour deux décennies environ, sous la domination de divers établissements bancaires. Ratifiant l'acte de vente à Madrid en décembre 1846, le duc d'Hijar cédait en effet rapidement les fontaines à une importante société héraultaise, la Lichtenstein, Westphal et Cie 11. L'installation de cette société montpelliéraine aux confins des Pyrénées-Orientales était aisément compréhensible. Participant au renouveau de la plupart des salins méridionaux, la compagnie bancaire était en effet, dès les années 1820, intéressée à l'exploitation des salins de Saint-Laurent-de-la-Salanque, situés à proximité de la pêcherie de Salses 12. Principal négociant de la ville de Sète et par ailleurs consul de Prusse, Georges Auguste Lichtenstein était en outre, dans les années 1840, l'un des administrateurs de la Banque de France à Montpellier 13. La transaction de Salses, ratifiée au prix de 40 000 francs, était menée par le fils aîné, Jules Wilhelm Auguste Lichtenstein, mandataire de la société paternelle 14. Devenus propriétaires de « l'ancien moulin appelé Extramer, courants et gouffres, ruisseaux et partie d'étang de la fontaine dite Fontdame, ruisseaux et étang de la Roquette », Lichtenstein et compagnie projetaient alors de reconstruire sur ses fondations, pourvu d'un jeu de cinq meules, l'ancien moulin Extramer détruit. Malgré l'opposition de Mme Lacombe St Michel, propriétaire d'un moulin voisin, ce projet, destiné à promouvoir l’installation du plus gros moulin à farine du département, se voyait finalement autorisé par arrêté préfectoral du 26 août 1852 15.
Dans l'intervalle cependant un démembrement de la propriété des fontaines de Salses avait été amorcé. En cours de liquidation à cette période. La société Lichtenstein cédait en effet dès janvier 1850, les neuf dixièmes des fontaines à deux banquiers montpelliérains. Frédéric Delacombe et Achille Nègre-Seimandy, tout en se réservant sur cette portion majeure un droit de réméré (rachat) 16. En septembre de la même année, le pacte de rachat lui-même était cédé à un autre banquier montpelliérain, Jacques Paul Frédéric Huc qui, exerçant immédiatement son droit, rachetait pour son compte les neuf dixièmes des fontaines 17. Première emprise véritablement locale sur le site, le dixième de la propriété que Lichtenstein avait conservé, était cédé, toujours en 1850, à la banque perpignanaise Lloubes et Auriol, également intéressée aux investissements sur la côte roussillonnaise 18. Connaissant bien l'affaire de Salses pour avoir été autrefois mandataires du duc d'Hijar dans la signature des contrats d'exploitation des fontaines 19, Lloubes et Auriol passaient ainsi du rôle de simples commissionnaires à celui de propriétaires. Suscitant un intérêt durable, l'affaire commerciale demeurait donc, de 1850 à 1859, inégalement partagée entre deux établissements financiers, l'un montpelliérain, l'autre perpignanais. Elle devait devenir entièrement locale au début de la décennie suivante. Après le décès du banquier Huc en 1859, l'héritage des neuf dixièmes des fontaines revenait en effet en 1863 à ses deux frères, également banquiers à Ganges et Montpellier 20. En décembre de la même année, le liquidateur de la banque perpignanaise Lloubes et Auriol cédait pour sa part le premier dixième des fontaines à l'industriel Pierre Bardou, au prix de 8 000 francs 21. Cette première initiative de l'entrepreneur s'avérait décisive. Moins d'un an plus tard, le 15 octobre 1864, celui-ci rachetait en effet aux héritiers Huc les neuf dixièmes complémentaires, au prix minoré de 40 000 francs. Comprenant des portions de l'étang de la Roquette, « filets, engins de pêche, barques et outils aratoires » s'y rapportant, le contenu de la cession était alors, en toute logique, déclaré « parfaitement connu de l'acheteur 22 ». Tombée des mains de la haute noblesse dans l'escarcelle de divers banquiers méridionaux, la propriété des fontaines de Salses, couplée à celle de l'hôtel de Canet, rejoignait donc en 1864 le patrimoine de l'industriel perpignanais Pierre Bardou. Témoignage de la notoriété du site ou de son propriétaire, l'archiviste Bernard Alart publiait alors, peu de temps après la transaction, la découverte d'une première mention médiévale de la Font Estramer 23. Financièrement, l'affaire de Salses constituait, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une opération commerciale fructueuse. En 1864, la valeur des fontaines poissonneuses, d'un montant de 48 000 francs, égalait tout d'abord celle de l'établissement canétois (8 000 francs), associé aux quatorze hectares de terres labourables de Bompas (40 000 francs). Aussitôt acquises et selon une démarche habituelle, les fontaines étaient affermées à un fermier locataire, au prix de 4 000 francs par an. De manière judicieuse, le choix se portait sur Joseph Estève, poissonnier perpignanais, dont les produits alimentaient ainsi régulièrement le marché du chef-lieu 24. En 1875, celui-ci étendait encore son négoce, en prenant à St-Laurent, par seing privé, la ferme du droit exclusif de pêche sur l'étang du Bourdigoul 25. Cette même année 1875, Pierre Bardou était rentré dans ses fonds. En 1877, le vivier : Fontdame, moulin Estramer, partie d'étang de la Roquette, bâtiments et terres, était estimé à 70 000 francs, représentant environ 16% du patrimoine de l'industriel, déduction faite du passif 26. De 1846 à 1877, la valeur des fontaines tendait à augmenter, suivant une courbe encore accentuée sous sa direction. Passant de 40 000 francs en 1846 à 48 000 francs en 1864, elle grimpait à 70 000 francs en 1877, soit une majoration de 68% en l'espace de treize ans. En 1879, le loyer annuel du bail, renouvelé pour cinq ans au même poissonnier, était relevé de 25%, passant de 4 000 à 5 000 francs. Symbole de son ascension sociale, Pierre Bardou se réservait dès lors la jouissance d'une chambre du côté de Salses et le droit de chasse sur ses propriétés 27.
Par comparaison, ce comportement était toujours identique à celui des Lazerme, qui baillaient depuis longtemps les droits de chasse et de pêche sur l'étang de Canet. En 1866, les baux étaient attribués à Michel Roux et Antoine Pasiols, chasse-marée à Elne et St Cyprien, les profits étant partagés entre les propriétaires. Ces derniers avaient également le droit de requérir, en prévenant un peu à l'avance, « des barques et des hommes » pour les promenades « de nécessité ou d'agrément 28 ». Sur l'étang de Salses, les conflits de voisinage entre les populations de pêcheurs locaux et l'industriel, propriétaire exclusif des fontaines, n'entamaient en rien la vitalité de l'entreprise. Régulièrement en effet, Pierre Bardou et son poissonnier assignaient devant les tribunaux les mêmes familles de pêcheurs, jugées coupables par défaut d'avoir tendu des filets aux limites de la Font Estramer, empêchant ainsi, selon les attendus des procès, l'entrée du poisson dans la propriété 29. De Canet à Salses, le choix des propriétés littorales de Pierre Bardou s'était donc diversifié et son autorité renforcée, le volume des capitaux investis augmentant simultanément. Dans le prolongement de ses premières acquisitions, l'industriel procédait à un dernier investissement en 1873, en se portant acquéreur, aux limites de l'étang de Salses, de deux salins situés sur le territoire voisin de la commune de Saint-Laurent-de-la-Salanque. 1873 : les salins Cordes et Durand à St-Laurent-de-la-Salanque La longue éclipse des salins du Roussillon Disparus depuis l'Ancien Régime sous la pression de la Gabelle, les salins roussillonnais ne devaient renaître qu'au cours du XIXe siècle. Après le rattachement du Roussillon à la France en 1659, les salins de Canet avaient d'abord été baillés aux Fermiers Généraux pour 8 000 francs par an puis, en 1674, les propriétaires avaient dû réduire leurs prétentions à 4 000 francs par an et avaient enfin été obligés de livrer le sel pour 5 sols le minot. L'exploitation du sel avait en conséquence été abandonnée « en raison du bas prix qui ne compensait pas les frais de fabrication 1 ». En 1787, à la veille de la Révolution française, le duc d'Hijar, principal propriétaire de ces salins, avait en vain formé le projet de les rétablir. Selon le témoignage de Delon en effet, « la même cause qui les avoit fait tomber en empêcha la restauration. Il falloit livrer tout le sel aux fermiers généraux à 20 s. le minot. On jugea qu'à ce prix il ne pouvoit y avoir aucun bénéfice à fabriquer, on y renonça 2 ». En 1789, les doléances des populations des paroisses de Canet et Ste Marie la Mer, par ailleurs seigneuries du duc d'Hijar, en faveur du rétablissement des salins, ne furent pas entendues 3 et le « vaste bâtiment » qui servait de magasin à sel à Canet fut démoli « à la fin de l'an XI 4 ». Au début du XIXe siècle, liées à la stagnation des eaux résultant de la disparition des salins, les questions d'insalubrité appelaient cependant des réponses pressantes. Une première prise de position consistait alors à promouvoir, à grande échelle 5, l'assèchement des marais et étangs. Exemple de cette tendance, Joseph Lazerme, propriétaire en l'an III du domaine de l'Esparrou, devenait à Canet l'animateur de l'assèchement du marais du Cagarell 6. Cette démarche, autorisée par acte législatif du 30 prairial an XII (19-5-1804), précédait de peu la loi générale du 16 septembre 1807 qui fixait « l'espèce, l'étendue et la valeur des marais avant leur dessèchement » ainsi que les « indemnités à accorder aux propriétaires 7 ». Confortant cette forme de lutte contre l'insalubrité, ces mesures encourageaient d'autres compagnies à se lancer ultérieurement dans des entreprises analogues. Une seconde tendance, concurrente de la première, consistait à gérer les espaces désertés en restaurant, dans la mesure du possible, un réseau anthropisé de salins et de canaux. Dans les Pyrénées-Orientales cependant, la conjoncture locale et internationale empêchait sous l'Empire l'avènement de tels projets. Sur mer en effet, une guerre prolongée contre l'Angleterre (1803-1815) entravait la pêche et le commerce et faisait plus largement du sel un enjeu militaire 8. En 1813 par ailleurs, la vente de l'étang de Canet comme propriété particulière, privait à nouveau les populations autochtones de leurs droits de chasse et de pêche et rendait plus difficile encore la survie des communautés 9. En dernier lieu, la disparition des salins se trouvait localement prolongée par le fait d'une contrebande facile, l'importation de sel se trouvant quant à elle « sévèrement prohibée » depuis 1806 10. Le projet Cordes
Il fallait finalement attendre la chute de l'Empire pour qu'en 1818, dans un contexte de paix retrouvée, renaisse le projet d'établir une saline, prévue cette fois à proximité de l'étang de Salses, sur le territoire de Saint-Laurent-de-la-Salanque. Il n'était plus question dès lors de prérogative seigneuriale ou de doléance communale, mais d'une initiative d'ordre privé, formulée par une société de négociants perpignanais. Conformément à une tendance plus générale, cette « renaissance » des salins méridionaux, passait de fait à cette période par « la création de nouvelles sociétés de propriétaires 11 ». François Anne Cordes, Astruc fils et Joseph Vassal en étaient localement les principaux instigateurs 12. Dès l'abord et de manière classique, les propositions avancées rencontraient le soutien des services de douanes. En l'absence de salins, les douaniers estimaient en effet que les populations étaient obligées de s'approvisionner dans les départements voisins de l'Aude ou de l'Hérault, ce qui représentait une distance de « dix à seize lieues » par voie de terre jusqu'aux salins de l'Aude et de « vingt-cinq lieues » par mer jusqu'au port de Sète 13. Dans la réalité cependant, il était reconnu que celles-ci pratiquaient sans regret le prélèvement illicite des sels sur les terres proximales de Salanque, sa formation étant naturelle dans cette partie du département. Malgré la présence d'une brigade douanière basée à Saint Hippolyte, cette contrebande active relevait de fait de traditions ancestrales 14. Pour sa réussite, l'opération Cordes favorisait donc volontiers les intérêts des douanes, chargées de « la lutte contre le prélèvement frauduleux des sels ». Outre l'acquisition dans la commune de Saint Laurent de terres « vagues et vaines » pour la création du salin et le creusement du canal correspondant, les négociants proposaient de fait la construction d'une maison d'habitation pour les douaniers et la création d' « une chaussée circulaire et (d)'un fossé pour le salin » en vue de « faciliter l'exercice des douanes 15 ». Les douaniers pour leur part envisageaient d'y placer la brigade de Saint Hippolyte et le contrôleur aux pesées du salin Grimaud (Aude), ainsi rapprochés de la mer 16. Hormis ces concessions mutuelles, les propositions répondaient également à la législation de leur temps. A partir de 1806 en effet, succédant à la suppression de la gabelle, avait été créée une nouvelle taxe de consommation sur le sel, perceptible non plus auprès des particuliers, mais auprès des établissements d'extraction 17. Afin d'en garantir la perception et d'assurer le maintien de l'ordre public, les marais demeuraient donc soumis à la surveillance des préposés des douanes, surveillance étendue par ailleurs à la circulation des sels sur la côte. Des locaux de contrôle avoisinaient par conséquent toujours les salins 18. Dans le même souci de réglementation, les exploitations étaient entourées d'une enceinte percée d'une seule porte et pourvues d'un ou plusieurs chemins de ronde, mesures de sécurité qui perduraient tout au long du XIXe siècle 19. Conforme aux règles de droit de son temps, le projet scellait donc largement les intérêts commerciaux de particuliers avec ceux des administrations communale, départementale et fiscale 20. Un arrêté préfectoral du 16 février 1819 autorisait ainsi, après une procédure rapide, l'établissement d'un salin à Saint-Laurent-de-la-Salanque, sur une terre communale de 37 arpents 6 perches -soit environ 16 hectares- cédée au prix minoré de 370,60 francs 21. Cette terre, appelée « salobre » dans le pays, « où le sel est si abondant qu'elle n'est susceptible d'aucune production », était localement connue sous le nom de l'Angle ou étang salin, par extension avec la configuration du plan d'eau le plus proche 22. Elle devait ensuite prendre le nom de salin Cordes, du nom de son principal commanditaire.
La transmission du salin Cordes Dès 1819, suivant de peu l'autorisation préfectorale, Astruc fils et Joseph Vassal s'étaient désistés en faveur de François Cordes, Astruc expliquant pour sa part qu'un sixième dans l'entreprise -une « si petite portion »- ne pouvait lui convenir 23. Demeuré uniquement propriété de F. Cordes, le salin devait cependant se maintenir et s'affirmer tout au long du XIX' siècle, passant en 1873 des seuls héritiers Cordes aux mains de Pierre Bardou puis de ses descendants. Au terme de ces mutations, la propriété échue à Pierre Bardou apparaissait en effet comme une cession d'héritage. En novembre 1818, François Anne Cordes avait rédigé un testament déposé chez un notaire toulousain le 15 juillet 1844. Demeurée jusqu'en 1867 en indivision entre des cohéritiers en ligne indirecte, la propriété revenait ensuite par une vente sur licitation à Eulalie Treuillet, veuve de François Cordes, jusqu'alors usufruitière des biens de son époux 24. Décédée à Paris en août 1869, celle-ci avait à son tour institué pour légataire universel Hippolyte Philibert, homme de lettres parisien d'origine toulousaine, sans lien de parenté avec sa bienfaitrice 25. L'affaire, demeurée un demi-siècle au sein de la même famille, se trouvait dès lors rapidement mise sur le marché. Philibert se séparait en effet de son héritage dès 1873, à la suite d'une condamnation signifiée par le tribunal de Perpignan, pour avoir, quoique involontairement, minoré la valeur des revenus du salin lors de la mutation par décès 26. Succédant à sa mise en vente, parue le 19 novembre 1873 dans le journal le Roussillon, le salin Cordes était acquis le 15 décembre de la même année par l'industriel Pierre Bardou, pour une somme de 72 500 francs, dont 22 500 francs au comptant 27.
Depuis sa création, un certain nombre d'indices témoignaient de la viabilité de l'entreprise. Les questions techniques avaient été traitées en priorité. Passé en août 1825 puis mai 1833, un accord avec les Prud'hommes de St Laurent partageait ainsi les dépenses à faire pour introduire les eaux de mer par le grau de St Laurent dans l'étang de l'Estagnot et les diriger ensuite vers l'intérieur par un fossé 28. En 1838, le prix de vente du terrain, initialement estimé à 370 francs, avait été renégocié à la hausse et définitivement fixé à 1 235 francs, somme revenant à la commune de St-Laurent pour des travaux villageois 29. En 1848 enfin, la crise économique, incitant les populations à s'emparer et vendre du sel prélevé sur le site, semblait avoir entraîné peu de conséquences sur le fonctionnement de la propriété 30. Signe de l'opportunité financière de la cession, le domaine Cordes, comprenant deux maisons de douaniers, terres vaines, pâtures et salines ainsi que les ustensiles s'y rapportant, s'étendait en 1873 sur une superficie de 62 hectares 53 ares, quatre fois supérieure aux 16 hectares initiaux 31. Moins de deux années plus tard, le 5 août 1875, Pierre Bardou se rendait également propriétaire, pour une somme de 90 000 francs dont 20 000 francs comptant, du second salin des Pyrénées-Orientales, connu sous le nom de salin Durand 32. Le salin Durand A compter des années 1840, sous l'effet d'initiatives privées, les demandes d'autorisation de salins s'étaient multipliées. Ainsi trouvait-on, toujours à Saint-Laurent-de-la-Salanque, les projets Rey, Ablard et Prost en 1840-1842 ou celui de la Coudoulère en 1848-1858 33. Dans le même temps, les projets d'assèchement des marais perduraient à l'identique, par l'entremise de sociétés diverses. Composée d'hommes d'affaires aux objectifs variés, également intéressée par la prospection minière, la Cie Dominé et Laguesnerie, 1 rue de la Fontaine Napincarda à Perpignan, constituait un exemple de ces sociétés à vocation essentiellement financière. Représentée en 1842 par l'avocat Dominé, elle postulait depuis 1834 pour l'obtention d'un périmètre de concession, en vue du « dessèchement des marais des étangs de Salces et de Leucate » 34. Au cours de la même période, l'avantage était cependant donné au projet présenté par le banquier François Durand (1768-1862), « chef de la maison de banque » François Durand et compagnie à Paris et de la banque François Durand à Perpignan. Les maisons Durand étaient internationalement connues. Associés à la marche des affaires paternelles depuis 1827, les trois fils Durand participaient aux bénéfices depuis 1834 35. Ancien député et homme politique influent, François Durand conservait par ailleurs dans les Pyrénées-Orientales des appuis importants. A Saint-Laurent-de-la-Salanque, propriétaire de 44 hectares de terrains contigus, confinant aux étangs de l'Estagné et de l'Estagnot, il demandait et obtenait l'autorisation de créer un nouveau salin, à peu de distance de celui de Cordes 36. Cette initiative réussie avait été menée pour la circonstance par la société familiale Durand, Calmettes et Cie, incluant également Marc Barthe, contre laquelle s'élevait en vain l'avocat Dominé à compter de décembre 1840 37. Propriété des fondateurs et alliés de la famille Durand, le salin du même nom revenait ensuite aux héritiers de la seconde génération, à concurrence de 27/60es pour le fils et banquier Justin Durand et de 11/60es pour les trois autres descendants. En 1873, Justin Durand (1798-1889), âgé de 77 ans, cédait à son tour en son nom propre et celui des autres copropriétaires, le salin Durand à l'industriel Pierre Bardou 38. En 1882, les salins Cordes et Durand avaient pris de l'extension et réunissaient, selon E. Lefebvre, une superficie de 240 hectares pour une production totale moyenne de 2 000 tonnes. Derniers venus sur le marché salicole, ils étaient toutefois, par leur volume de production et comparativement à celui, maximal, des Bouches-du-Rhône (118 000 tonnes), les moins importants de l'arc méditerranéen 39. Participant cependant à la « renaissance » et à l'essor des salins méridionaux au XIXe siècle, ils s'inscrivaient également, par leurs modalités d'exploitation, dans la mouvance de leur temps. L'exploitation des salins des Pyrénées-Orientales Au cours du XIXe siècle, les propriétés salicoles était exploitées par des sociétés commerciales le plus souvent regroupées en associations, en vue du partage à leur seul bénéfice du marché du sel méditerranéen. Bâtissant un système élaboré de sociétés en participation, outil de lutte contre la concurrence, elles instauraient progressivement une situation de monopole, exercé à terme par la Compagnie des Salins du Midi 40. Dès les années 1820, le salin Cordes était ainsi exploité par la société Lichtenstein et Cie qui, associée avec d'autres, affermait de 1826 à 1828 de nombreux salins dans divers départements. Des baux étaient ainsi successivement ratifiés pour des salins de l'Hérault (1826), le salin Cordes (14 août 1828 pour 6 000 francs par an) ou encore les salins audois de Peyriac, Grimaud, Tallavignes et Estarac (17 août 1828) 41. Gestionnaires de plus larges marchés -Cie des salins de Peccais (Gard), de l'Hérault ou salin de Sète- Lichtenstein et Cie étaient également, en 1836, propriétaires associés des salins de Villeroy, près de Sète et de Baignas, près d'Agde 42. Sur ce dernier site, ils développaient des projets industriels de traitement des eaux-mères, concrétisés par les travaux du chimiste Balard 43. Administrateur de la banque de France à Montpellier, G. A. Lichtenstein se trouvait ainsi rapproché de la lignée des Durand, également banquiers à Montpellier et contrôlant avec lui, dès 1826, les salins de Peccais et de l'Hérault 44. L'industrie du sel constituait en effet une fonction commune des activités commerciales des Durand de Montpellier. Achille Durand, promoteur avec son frère Frédéric du salin de Gramenet, était également fermier du salin de Villeneuve-les-Maguelonne ou encore, en 1842, syndic de la société Lichtenstein pour le rétablissement des salins de Peccais précédemment inondés 45. Les Durand de Montpellier formant avec les Durand de Perpignan deux branches cousines 46, l'arc méditerranéen était ainsi ceinturé par un réseau d'intérêts convergents. A terme, cette concentration financière dans un réseau de plus en plus étroit posait, de façon d'abord implicite puis clairement exprimée, la question du monopole d'exploitation. Dans les Pyrénées-Orientales, celle-ci était de fait soulevée dans les années 1840 par la société Dominé, opposante au projet de François Durand et soupçonnant ce dernier de ne faire du sel « que pour se faire racheter par la Cie dite du monopole ». Le département pour sa part, favorable au projet, considérait à l’inverse que F. Durand fournirait « les moyens de combattre les exigences si onéreuses de la Cie du monopole des salins du Midi 47 ». Quelques décennies plus tard, les réserves de Dominé se trouvaient vérifiées dans les faits. En 1873, la vente du salin Cordes était ainsi faite sous réserve du maintien du bail à ferme en cours auprès de la Cie des salins du Midi, expirant le ler février 1875, tandis que le salin Durand était vendu en 1875 sous la même condition, le bail auprès de la même compagnie expirant le 28 février 1878 48. Acquéreur des deux salins, Pierre Bardou se refusait pour sa part à renouveler à l'identique les baux consentis par ses prédécesseurs. Traditionnellement plus orienté vers Toulouse pour la commercialisation de ses produits, il confiait en 1877 les salins Cordes et Durand à la société François Maux et Cie, composée à Toulouse de François Maux, négociant en sel et d'Auguste Seizac, propriétaire. Le bail du salin Cordes était ainsi établi pour neuf ans à compter de mars 1877 et celui du salin Durand pour huit ans à compter de mars 1878, et se trouvait prorogeable pour une durée supplémentaire de trois ans. Le prix annuel en était de 10 500 francs, soit 5 250 francs par salin 49.
Dix années plus tard, par acte seing privé du 1er mai 1888, Pierre Bardou-Job baillait ensuite les deux salins à Derlange et Cie, société entièrement locale puisque Derlange était originaire de Saint-Laurent-de-la-Salanque. Cette dernière compagnie ne résistait cependant pas à de multiples difficultés d'exploitation, plusieurs différends l'opposant rapidement et durablement à son propriétaire 50. Au cours des deux dernières décennies, de nouveaux efforts d'aménagement avaient pourtant été entrepris. Plusieurs fois, des machines à vapeur avaient été installées, mais de force finalement insuffisante pour rentabiliser l'ensemble des deux exploitations 51. A ces difficultés techniques s'ajoutaient des querelles récurrentes liées à l'entretien du canal Roger, nouvellement construit par l'Etat pour mettre en communication l'étang de Salses et l'Estagnot, à l'origine lui-même des prises d'eau alimentant les salins 52. En l'absence d'une législation d'ensemble clairement établie, les Domaines, la Marine, le propriétaire ou les exploitants se rejetaient de fait mutuellement la responsabilité de la gestion des eaux. Rapidement, ces conflits avaient provoqué l'ouverture d'une procédure judiciaire entre Pierre Bardou-Job et ses nouveaux fermiers, perdurant au-delà du décès de l'industriel en 1892 53. Après le partage de ses biens, les deux salins Cordes et Durand étaient finalement vendus par l'héritier Justin Bardou-Job à la Compagnie des Salins du Midi, ancienne société exploitante avant l'entrée en propriété du fabricant de papier à cigarettes 54. La fin du XIXe siècle marquait ainsi la victoire définitive de cette dernière compagnie qui, d'exploitante devenue propriétaire, concentrait, là comme ailleurs, un patrimoine composé, dans les Pyrénées-Orientales, des deux uniques salins du département. ![]() plan de la fin du XIXe s., reproduisant un plan de 1851 « sur lequel ont été portées... les différentes modifications constatées » (Col. ADPO 10Sp15). Conclusion En définitive, s'étant habilement constitué un somptueux patrimoine par des placements répartis dans les trois domaines de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, Pierre Bardou-Job apparaissait en Roussillon comme le prototype de l'homme d'affaires ayant « réussi ». En avril 1888, le mariage de sa fille cadette, Jeanne Bardou-Job, avec Jules Pams, fils du négociant port-vendrais Louis Pams, entérinait cette réussite commerciale de l'homme d'affaires et confortait la puissance financière de deux grandes familles se partageant l'essentiel du commerce sur et bien au-delà de la façade maritime des Pyrénées-Orientales. Plus largement, l'histoire de l'origine des propriétés mettait en évidence la constante attraction et les intérêts de la bourgeoisie et des milieux d'affaires pour les opportunités d'investissement existant sur le littoral roussillonnais. Elle révélait également l'unité d'objectifs, de méthodes et de réseaux, reliant le département des Pyrénées-Orientales aux autres départements de l'arc méditerranéen.
E. PRACA Bibliographie E. PRACA, « Pêcheries et salines. Les activités commerciales de Pierre Bardou-Job sur la façade maritime des Pyrénées-Orientales au XIXe siècle », in La Clau, revue de l’APHPO, juillet 1998, p.41-62. Notes d’introduction Notes sur les Bains de Canet Notes sur les fontaines de Salses Notes sur les salins
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