La Mode en Roussillon

La mode en Roussillon est-elle un phénomène totalement éphémère ou mérite-t-elle une histoire ? Telle est la question soumise aujourd’hui à la sagacité des lecteurs de la Semaine.

L’essor de la mode en Roussillon

De fait, la mode roussillonnaise connaît une évolution en trois étapes. La première, très classique, témoigne de l’influence parisienne : à la fin du XVIIIe siècle, Incroyables et Merveilleuses établissent en effet de nouveaux critères d’élégance. La mode accompagne ensuite l’essor urbain, et ce développement active les échanges commerciaux. La société roussillonnaise, aisée et citadine, adopte alors la mode de la capitale tandis que, par ricochet, les populations rurales s’ouvrent également à la mode septentrionale.

Portrait de Frion Jean Joseph François (1773-1819)
Natif de Perpignan, cet élégant Incroyable occupait un poste d’ingénieur à Paris.
Silhouette élancée et veste courte, sa tenue témoigne
de la pénétration de la mode parisienne en Roussillon.
(Peinture de Jacques Gamelin, 1796, coll. Musée des beaux-arts Hyacinthe Rigaud,
Perpignan. Photo ville de Perpignan)

La naissance des grands magasins à « bon marché » a lieu dans la foulée, permettant la diffusion des nouveautés. Vers 1840-1850, aux prémices de la crinoline, naissent en effet les premiers grands magasins : d’abord Gervais, important débitant de tissus et d’accessoires rue de la Barre et aussi Bertrand qui a vécu place Rivoli à Paris avant de s’installer place Laborie à Perpignan. Son commerce prélude à la formation du « Grand bazar », futur « Grand bazar et Nouvelles galeries ». Enfin, toujours place Laborie, le magasin Siscal-Siau, à l’enseigne « A la Ville de Paris », voit sa belle architecture rénovée en 1876.  

La Belle Epoque constitue finalement un moment important de la mode féminine. La silhouette s’affine et au tournant de 1900, la femme élégante présente un profil en S : hanches projetées en arrière, reins cambrés, poitrine pigeonnante. Parallèlement, libérant le mouvement des bras, les tenues sportives, de tennis ou de bicyclette, préfigurent l’émancipation féminine. Ainsi s’effectue le passage de la mode du XIXe s., initialement sélective et élitiste, aux vêtements utilitaires du XXe s.

La Roussillonnaise
Coiffe, tablier et fichu composent la tenue ordinaire de la population féminine rurale.
La robe à manches gigots témoigne de l’adoption de la mode,
mais relevée avec le tablier et laissant voir le jupon blanc,
elle est portée à la paysanne. (Lithographie de Loubon, après 1840).

Spécificités roussillonnaises

Mais comment dès lors définir la spécificité roussillonnaise ? En réalité, ce sont les accessoires qui occupent une place essentielle : gants et fourrures, châles et ombrelles forment en effet les éléments constitutifs de la culture vestimentaire des Pyrénées-Orientales. Liée au secteur de la tannerie, le port de la fourrure apparaît comme une constante, même s’il prend en Roussillon une valeur plus symbolique que climatique. Le châle en cachemire domine également la mode locale, activé sous l’Empire par l’introduction de chèvres du Tibet à la bergerie nationale de Perpignan. Ample et coloré, son graphisme raffiné en fait un élément caractéristique du vêtement roussillonnais. Enfin la « coiffe catalane » résulte d’un artisanat spécifique de la dentelle, avant que ne lui soit substituée une production industrielle et plus septentrionale, vers 1845.

Quant à la tenue masculine, elle témoigne du contraste entre élégants et gens du peuple portant espadrilles aux pieds, ceinture rouge et « long bonnet rouge », ce malgré une activité chapelière qui se développe à Ille-sur-Tet tout au long du XIXe siècle. Dès 1841, Etienne Arago oppose ainsi bonnet local et chapeau rond, symbole politique de la réaction bourgeoise : « Du sud au nord, un voile de tristesse semble étendu -écrit-il- depuis que chaque front s’est engouffré sous un noir chapeau rond…Comme elle aux jours des glorieuses dates, la liberté naguère nous coiffait de son bonnet aux couleurs écarlates. O mes amis, parlez, qu’avez-vous fait ? ».

De même, depuis le XVIIIe s., la chaussure en cuir, fabriquée « à la française » ou « à la catalane », est un signe de distinction sociale. Bottes des gradés militaires, souliers de la noblesse, espadrilles des marins et des armées du Midi expriment généralement la différence sociale jusqu’à la Révolution. Avec l’avènement de la bourgeoise, la chaussure change d’allure : par le port du soulier, le dandy se rallie à la mode, tandis que le pied féminin se conçoit « orné d’une bottine ». Toutefois, encore une fois localement, c’est l’espadrille qui domine, et pour longtemps, lorsqu’on connaît son essor industriel jusqu’au XXe siècle. Ainsi en Roussillon, la mode vestimentaire se traduit par une certaine unité de pensée et par une originalité indéniable de ses composantes.

Portrait de Henri Sèbe
Dans une mise en scène romantique,
ce membre d’une grande famille de banquiers
présente le costume catalan comme un symbole du Roussillon tout entier.
(Photo Provost, Perpignan).

Des « sixties » à l’enseignement contemporain

Ce régionalisme perdure jusqu’à nos jours. Après la Seconde Guerre mondiale en effet, les tenues féminines témoignent de deux grandes tendances : le travail et les loisirs. Signe d’émancipation, les vêtements évoquent la liberté, l’activité professionnelle ou sportive, la réussite sociale tempérée par les nécessités du travail. Les coupes deviennent commodes, adaptées au mouvement, les longueurs sont raccourcies au genou.

La mode des « sixties » voit ensuite la suprématie de la jeunesse, à laquelle correspond l’avènement de la mini-jupe et du jeans. Adopté par les garçons et les filles, ce dernier dénote le rejet du vêtement « bourgeois », revendiquant individualité et décontraction. Toutefois, la démocratisation du vêtement passe alors par son uniformisation, elle-même finalement contestée dans les décennies suivantes. Au tournant du XXIe s, l’éclectisme réapparaît, dominé par le succès de la silhouette sportive -survêtement, T-shirt- et par l’importance de la « marque », expression du pouvoir d'achat du consommateur.

Dans ce contexte, la mode locale se distingue encore une fois, en faisant le rappel d’une identité et l’appartenance à un espace donné. Ainsi, par le travail du cuir et la conception de marinières sur mesure, la créatrice Raphaëlle Reixach réinvente la mode roussillonnaise en l’adaptant aux besoins contemporains. A Perpignan, la nouvelle marque « Soixantesix » développe pour sa part un état d’esprit particulier lié au département. L’identité contemporaine est, sous son initiative, taillée sur mesure, individualisée, expliquant le succès de l’entreprise et la multiplication de boutiques personnalisées

Types de Catalanes
Groupe de jeunes femmes roussillonnaises en châle, années 1920.
Cette composition souligne avec justesse le port prolongé du châle.
(Photo Companyo, coll. Cedacc, ville de Perpignan).

Enfin, la mode en Roussillon est loin d'être un épiphénomène, comme l'atteste l'existence d’un enseignement de haut niveau. En France, sept établissements publics préparent à des formations diplômantes, dont le lycée Maillol de Perpignan. Les études menant aux métiers de la mode s’y inspirent de l'histoire artistique et culturelle : en 2006, les créations des élèves se font sur le thème du « rouge »; en 2007, sur celui de « Marco Polo et la route de la soie ». Les modèles, présentés sur le même sujet dans toutes les capitales de la mode (Barcelone, Florence en 2007), permettent la comparaison des sensibilités et l'ouverture nécessaire à la créativité : ainsi s'exprime à partir du Roussillon le métissage des esthétiques contemporaines. L’université de Perpignan a également ouvert une filière spécialisée.

Aussi, loin d’être un facteur d’uniformisation, la mode locale et son apprentissage s’avèrent d’abord le fruit d’une longue histoire, inscrite dans un espace de cultures partagées. Phénomène social, alliant frivolité et recherche de l’élégance, mais aussi reflet de l’histoire et de l’imaginaire, la mode en Roussillon se place, en définitive, sous le signe de la distinction.

E. PRACA

Article paru dans
La Semaine du Roussillon
n°573 du 26 avril au 2 mai 2007

 

 
 
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