Eau potable, eau précieuse

Preuve que l’eau est non seulement vitale mais aussi précieuse : la durée nécessaire à l’instauration d’un Service des eaux. Un millénaire est en effet nécessaire à ce résultat en milieu urbain. De l’an 900 à l’an 1900, tel est aussi le laps de temps nécessaire à cette modernisation de la distribution d’eau potable à Perpignan.

L'entrepreneur J.-B. Dauderni (1827-1886) au domaine de Ste Eugénie, commune du Soler.

Les canaux d’abord

Alors que Perpignan n’est encore qu’un hameau, en l’an 900, les habitants sont alimentés par une seule fontaine située aux abords de la Place de l’Huile. Plus tard, en 1341, les consuls obtiennent du roi de Majorque, comte du Roussillon, le droit de prendre un œil d’eau au ruisseau de Thuir pour alimenter la ville et la citadelle. Vers cette même époque, le puits Ste Florentine et de nombreuses citernes alimentées par le Ruisseau de la Ville assurent les besoins de la garnison et de la population civile.

Par une charte de 1423, octroyée par le reine Marie, régente du royaume, Perpignan bénéficie ensuite de la concession d’un nouveau canal, dont la prise d’eau est établie dans la rivière de la Têt, en aval d’Ille. Ce ruisseau royal est appelé Ruisseau de las Canals, « en raison des aqueducs qu’il franchit avant d’entrer dans la ville ». Pendant une très longue période, les eaux de ce canal constituent la base de l’alimentation en eau de la ville.

Des fontaines aux puits

Le remaniement successif des fortifications et le creusement des fossés font ensuite jaillir de nombreuses sources, entraînant la multiplication des fontaines. De faible débit, les fontaines del Gat, d’en Gil, de la Sang, St Felix, du Toro, de la Mare de Deou Pichouse, ont déjà toutes disparu au début du XXe siècle. En banlieue, les fontaines St Martin sur les berges du Ganganeil, la fontaine d’Amour et la fontaine Minérale face à l’hospice de la Miséricorde, ainsi que la fontaine de la Bagatelle située en face de celle d’Amour rendent alors encore quelques services.



La Fontaine d'Amour - Perpignan

On creuse ensuite de nombreux puits publics, d’une profondeur de 10 à 15 mètres, aboutissant à une nappe d’eau abondante. Dix d’entre eux, placés à St Mathieu, aux Esplanades, à l’impasse de Jérusalem, dans la cour de l’actuelle mairie, au rond point des Tanneries, à la place des Mulets, le puits des Chaînes, des Bohémiens, des Jardiniers, des Chats, sont ensuite abandonnés. Une douzaine subsiste au début du XXe siècle : le puits du jardin de la pépinière et de la cour de l’ancien palais de justice, du Curé, rue Porte de Canet, celui de l’impasse du mas St Jean et du parvis St Jean, de la place de la caserne St Martin, de la rue de la Lanterne, des cimetières de l’Est et de l’Ouest. A l’écart se trouvent les puits Croux et Dantjou à St Gaudérique et celui de Château Roussillon.

Tous ces puits sont munis de pompes et leurs eaux ont alors la préférence des populations. Entre-temps, les propriétaires font forer dans leurs immeubles des puits particuliers, dont l’usage se réduit, avant 1914 « aux besoins domestiques et au rafraîchissement des boissons pendant l’été ».

Puits artésiens et captation à distance

La véritable modernisation a lieu au XIXe siècle. Vers 1830, on tente le forage de puits artésiens, et après quelques insuccès, sur la place de la Liberté et celle des Esplanades, la nappe d’eau est atteinte, vers 150 mètres de profondeur. Le sondeur Fauvelle est chargé, en 1846, de mener à bien le forage du puits artésien sur la place St Dominique. Les résultats obtenus étant satisfaisants, on décide l’établissement de puits du même type sur la place de la Loge, au Pont d’en Vestit, à la Poissonnerie, rue de l’Abattoir, ainsi que sur les places Arago et du Palais de Justice. Ces puits, dont le dernier est terminé en 1857, fonctionnent encore en 1911.

La croissance de la population rend toutefois insuffisants ces systèmes d’alimentation et dès 1777, au siècle des Lumières, on propose de capter certaines sources et de les conduire dans un réservoir à construire sur un point culminant de la ville. Un siècle plus tard, après une longue série de projets avortés, liés à l’importance et à l’évolution des enjeux, un spécialiste, l’ingénieur hydrologue Roux, offre d’y amener un volume d’eau filtrée de 120 litres à la seconde, à prendre dans le sous-sol du village de St Feliu d’Avail.

Pour l'inauguration, fontaine décorative de Paul Vié, décorateur-ornemaniste - Narbonne en 1886.

L’inauguration du Service des eaux

Fondamentales pour l’équipement urbain, les années 1880 voient enfin la réalisation du projet, confié à une société élargie, la compagnie Dauderni, Roux et Gadot. Un traité, signé en 1883 avec la ville, prescrit l’acheminement de 160 litres d’eau filtrée à la seconde à prendre dans la nappe souterraine de Pézilla de la Rivière. Les ouvrages à construire consistent en l’établissement d’une galerie de captation, d’une conduite d’amenée en tuyaux de fonte, avec ses robinets, vannes, ventouses, décharges etc., d’un réservoir dans la cour de la citadelle, de la canalisation intérieure de la ville avec tous ses appareils de distribution. Les travaux sont entrepris en mars 1885 et, du 26 au 28 février 1886, les fêtes d’inauguration du Service des eaux de Perpignan coïncident avec le centenaire de la naissance de François Arago.

Trois promoteurs, l’entrepreneur Dauderni, le Toulousain Jules Roux, et l’ingénieur marseillais Marius Gadot, figurent donc à l’origine de la distribution moderne d’eau potable. De ce trio, Jean-Baptiste Dauderni est le mieux connu. Originaire de Belgique, venu comme de nombreux compatriotes en Roussillon, ce grand entrepreneur de travaux publics est convaincu de son action. Il fait sculpter sur la façade de son château Ste Eugénie, au Soler, deux superbes intailles représentant le creusement de tunnels : à gauche le début du creusement, à droite l’achèvement des travaux, dont les détails symbolisent une ère d’ouverture et de progrès.

L’avenir de la distribution d’eau potable

En ces années de dynamique industrielle, des liens unissent Dauderni à l’homme d’affaires international, Edmond Bartissol, auquel ses rivaux font une concurrence acharnée. Mettant en cause le résultat des travaux fontinaux, cette concurrence s’avère finalement positive : une série d’améliorations techniques est apportée à l’adduction d’eau, de 1886 à 1899. Dès l’origine, l’ensemble de la population perpignanaise a pour sa part saisi tout le confort qu’apporte le nouveau système: le service des eaux à peine installé et la question de facturation encore pendante, les habitants des faubourgs réclament à leur tour la distribution d’eau potable.

Cette progression géographique, qui s’étend ainsi par capillarité de la ville vers la campagne, est au XXe siècle totalement achevée. Succédant aux trois phases, d’installation technique, de progression géographique et de contrôle de la salubrité publique, se pose désormais une nouvelle question : celle de la régulation générale de la consommation. Cette interrogation émerge donc du processus historique, dont elle constitue une étape logique : au cœur de l’été catalan, puisse cette brève chronologie en alimenter la réflexion.

E. PRACA

Article paru dans
La Semaine du Roussillon
n°538 du 24 au 30 août 2006

Bibliographie

CAUCANAS S., Les ressources hydrauliques en Roussillon du IXe siècle au début du XVe siècle, thèse, 1988.
N. BROC, M. BRUNET, S. CAUCANAS, B. DESAILLY, J.-P. VIGNEAU, De l’eau et des hommes en terre catalane, Perpignan 1992.
E. PRACA et L. FONQUERNIE, Le siècle des Lumières en Roussillon, 1715-1789, rapport d’étude, ADPO, Perpignan, 2003.
ESCUDIER Jean-Louis, « Entre investissements industriels et agricoles : l’entrepreneur de travaux publics Jean-Baptiste Dauderni (1827-1886) », Domitia n°5, Perpignan, octobre 2004, p.53-71. Pour cet article, la famille Dauderni, que nous remercions ici, a confié à l’Association pour la Promotion de l’Histoire (APHPO), la documentation concernant son aïeul (2001).

 

 
 
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