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L’évangélisation des juifs.
Presse protestante, Palestine et judaïsme
Au début de la IIIe République
(1870-1898)
Pourquoi les protestants français, minoritaires et divisés en plusieurs Églises parfois rivales, réformée, libre, méthodiste… tentèrent-ils d’évangéliser les juifs ?
Deux minorités religieuses acceptées dans la Nation
Au XIXe siècle, les protestants et les juifs sont des minorités religieuses en France. Avant la défaite de 1870, il y a environ 750 000 protestants, 2,35% de la population : 580 000 calvinistes, héritiers des huguenots, victimes, en 1685, de la révocation de l’édit de Nantes et 270 000 luthériens d’Alsace, dont l’existence est restée légale sous l’Ancien Régime. Après la défaite, malgré l’arrivée de coreligionnaires d’Alsace, les protestants ne constituent plus que 1,6% de la population française.
Officiellement, il n’y avait pas de juifs en France, avant la Révolution, sauf dans le Comtat Venaissin et en Avignon où résidaient les juifs du pape. Le roi de France les avait expulsés en 1394 et leur bannissement avait été confirmé en 1613. Ils étaient environ 45 000, à la veille de la Révolution ; leur nombre augmente pendant le XIXe siècle et après 1870, certains viennent, aussi, d’Alsace et de Lorraine. Le décret Crémieux confère la nationalité française aux juifs d’Algérie et les persécutions dans l’empire russe font fuir de très nombreux juifs. Ils sont environ 130 000, soit 0,2% de la population française, avant l’affaire Dreyfus.
La Révolution française avait, dans le domaine théorique, avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, donné aux protestants et aux juifs les mêmes droits qu’aux catholiques, permettant la réintégration des uns et l’intégration des autres dans la Nation.
La presse protestante
Lorsque la IIIe République libère la presse, en 1881, les feuilles religieuses protestantes se multiplient, révélant, parmi les sujets d’intérêt de ces communautés religieuses, l’attention apportée à la Palestine, aux juifs et à leur conversion. Les journaux « nationaux » hebdomadaires des Églises, Le Christianisme au XIXe siècle, organe de l’Église réformée, L’Église Libre, organe des Églises libres indépendantes, L’Évangéliste, journal de l’Église méthodiste, s’intéressent au judaïsme. Le Réveil d’Israël devient l’organe mensuel du Comité chargé de l’évangélisation des juifs de France et d’Algérie.
Les journaux du Midi sont mensuels ou parfois bimensuels : Le Huguenot, La Cévenole, La Chambre haute…, cette presse des protestants qui se considère comme le cœur du protestantisme français puise les informations dans la grande presse protestante française ou dans la presse de langue française : La Renaissance, Le Protestant, Le Signal, Le Témoignage, L’Écho de la Vérité, Le Journal des écoles du dimanche, Le Chrétien belge, les journaux suisses : L’Ami d’Israël (Bâle), Le Sou israélite (Genève), Le Journal religieux de Neuchâtel, Semailles et Moissons, L’Église chrétienne, Le Libérateur … Plus rarement, ils ont comme sources les journaux anglophones ou allemands, La City Press, Le Christian, La Jewish Chronicle, The Jewish messenger La Gazette luthérienne (Leipzig), L’Israélite (Berlin) ou dans la presse politique parisienne, Le Temps, L’Aurore, ou locale, Le Cévenol. Cette information, bien que de seconde source, est présentée aux lecteurs du Midi, si possible après vérification. La critique peut se faire sévère :
Le Réveil suisse donne sur Jérusalem des renseignements qui semblent avoir été pris dans L’Orient ancien et moderne de Preiswerk (1842-43) ou bien dans Les juifs d’Europe et de Palestine de Keith (1844). Mais il y a cinquante ans de cela et depuis beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Jourdain et même du Cédron. Le premier renseignement fourni est peut-être le seul exact et encore ! « On peut faire aisément le tour des murs de Jérusalem en une heure aujourd’hui, d’après un journal. » […] Mais il sera facile de rassurer le rédacteur qui craint visiblement d’être abusé par un confrère. En effet, M.Chauvet, dans le guide Joanne, disait expressément, en 1882, que le pourtour de la cité était de 4200 à 4300 mètres. Evidemment cela n’a pas changé, quant au reste, c’est bien différent. « On ne saurait dire que cette ville a des rues. » Le même ouvrage de M.Chauvet nous assure qu’il y a trois artères principales : la rue de David, la rue de la porte de la colonne et la rue de la porte Saint Etienne dont la voie douloureuse forme une des stations. […] Deux paragraphes que nous allons citer et qui ont été écrits l’an dernier confirmeront que la ville n’est pas si solitaire que notre confrère helvétien paraît le croire lorsqu’il dit avec mélancolie : « On y voit rarement des chevaux et des ânes. Mais voici la réalité photographique : par suite de l’accroissement du commerce et de celui de la population qui se fait par chemin de fer, quelques rues sont tellement encombrées que les chameaux portant de lourdes charges ont peine à y passer, sans causer d’accident parmi les personnes. » […] Quant à celui qui a ainsi renseigné notre digne voisin, ou bien il a fait le voyage en Terre Sainte il y a cinquante ans, ou bien, il a tout vu en myope, à travers des verres jaunes.
Bien que les journaux se citent souvent entre eux, les articles n’ont pas les mêmes contenus. Le Christianisme, journal officieux de l’Église réformée, L’Église libre, organe des Églises libres, offrent une information dense. Les articles sont longs ou relativement longs. Les thèmes sont religieux, culturels, politiques. D’assez longs articles sont également consacrés à l’évangélisation des juifs français. Le Huguenot des Cévennes offre quelques illustrations. Elles sont rares à l’époque et annoncées dans les autres journaux.

Le Huguenot 1er mars 1890

Le Huguenot 1er décembre 1896
La Chambre haute multiplie les informations courtes. Le Réveil d’Israël, outre les avant-propos et les articles de fond, propose « une intéressante revue de la presse juive » et les journaux protestants lui empruntent souvent des informations.
L’attention portée aux juifs
Encouragés par leur réintégration nationale, les protestants français du XIXe siècle pensaient que la France allait enfin pouvoir devenir protestante. Le XIXe siècle est celui des Réveils dans le protestantisme et de l’évangélisation dans les terres catholiques et dans les territoires coloniaux, grâce à l’action des sociétés missionnaires : La Société centrale protestante d’évangélisation la Mission intérieure, la Société évangélique de France, la Société des missions évangéliques… Dans ce contexte, l’évangélisation des juifs était, naturellement, une préoccupation pour les protestants. Il faut « sauver des âmes aussi précieuses que les nôtres et que celles des païens. » Pour le pasteur Gustave Krüger, chargé de cette mission : « L’évangélisation du peuple d’Israël est le complément nécessaire de celle des peuples païens, ce n’est que par elle que celle-ci peut atteindre son but final : l’établissement du royaume de Dieu sur la terre (Actes III, 21, 22). » Les chrétiens doivent participer à cette œuvre d’évangélisation : « Ne doit-elle pas être pour les autres nations comme une résurrection d’entre les morts ? Comment la piété de ces chrétiens se développerait-elle, s’ils négligent d’obéir à un ordre précis et pressant de notre Maître concernant le salut du peuple dont il est sorti.» Le Huguenot rappelle, lui aussi, que le salut vient des juifs. « Le Christ l’a dit à la Samaritaine : “Le salut vient des juifs, peuple de Dieu. Dieu a préparé le salut par les patriarches, Moïse et les prophètes.” Jésus Christ, notre unique et adorable Sauveur, le Fils de Dieu devenu Fils de l’Homme n’était-il pas juif ? » « De ce peuple est né selon la chair le Fils de Dieu, béni éternellement ; tout chrétien doit donc aimer ce peuple et obéir à cet ordre de Dieu : Priez pour la paix à Jérusalem (Ps XXII, 6) ». « Un jour, Dieu répandra sur son peuple l’esprit de grâce et de supplication, alors ils regarderont vers Celui qu’ils ont percé ; ils en mèneront le deuil (Zacharie XII, 10). Alors ceux qui auront contribué à cette victoire sur Satan recevront leur part d’honneur et de gloire, en retour de leur travail. Que les chrétiens qui la désirent cette part-là saisissent toutes les occasions de prouver aux juifs qui les entourent leur affectueux intérêt. » «Il convient donc de travailler à la conversion de ce peuple, à notre bien en travaillant au sien. »
Les protestants français ont aussi de la sympathie pour les juifs parce qu’eux-mêmes ont été persécutés. Le Christianisme au XIXe siècle rappelle à l’occasion du centenaire de la Révolution comment Rabaut Saint-Etienne avait le 23 août 1789 réclamé l’égalité des droits pour tous les non catholiques du royaume : « Je la demande pour ce peuple arraché de l’Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de 18 siècles ; qui prendrait nos mœurs et nos usages, si par nos lois, il était incorporé à nous, et auquel nous ne devons point reprocher sa morale puisqu’elle est le fruit de notre barbarie et de l’humiliation à laquelle nous l’avons injustement condamné. » Le journal poursuit : « Les protestants de France se félicitent de la liberté religieuse, des droits civiques acquis par leurs concitoyens israélites après des persécutions séculaires. » L’Évangéliste signe plusieurs articles « Philojudaeus ».
Leur culture biblique les rend attentifs à ce qui a trait à l’Israël ancien : Recherches archéologiques, vie juive au temps de Jésus, religion des Hébreux. Les lecteurs sont informés des découvertes archéologiques. Rosseeuw Saint-Hilaire, membre de l’Institut, donne à la Société des livres religieux de Toulouse, dont les publications sont destinées à la formation religieuse et à l’édification des protestants, l’histoire illustrée et religieuse des hommes qui firent la gloire d’Israël, Les grandes figures d’Israël. « Chaque chapitre porte le nom d’un de ses hommes, roi ou prophète… Le chapitre sur David est réellement beau, mais on sent que l’auteur préfère les prophètes, car Esaïe et Jérémie sont fièrement campés au milieu de l’époque troublée où ils exercent leur périlleux et courageux ministère. » Le livre du professeur de Montauban, Charles Bruston, L’Histoire de la prophétie chez les Hébreux, est un ouvrage savant qui « est le fruit de recherches considérables » et révèle « une admirable connaissance de l’antique Orient. » La Palestine illustrée, de la maison Bridel de Lausanne, est recommandée aux lecteurs du Christianisme, parce qu’il s’agit « d’une série de belles planches représentant les sites les plus intéressants au point de vue historique archéologique et religieux, ainsi que les costumes et les mœurs des habitants. Ces vues […] sont reproduites par la phototypie et donnent sans altération possible, la fidèle et vivante image de la réalité. […] A côté de sa valeur artistique et de son intérêt géographique, un ouvrage pareil se recommande particulièrement aux lecteurs de la Bible par les précieuses lumières qu’il contribue à jeter sur les récits sacrés. ». Ils s’intéressent aussi au judaïsme contemporain : population juive mondiale, personnalités juives, groupes isolés, coutumes juives, mouvements sociaux, vie religieuse, actions associatives et culturelles et attitudes politiques en France…
« Un almanach juif publié à Londres par Joseph Jacobs donne des détails concernant l’ensemble des communautés juives du monde entier ; le nombre total des juifs serait de 11 millions et l’éditeur fait la liste des israélites célèbres du XIXe siècle, un grand nombre d’entre eux sont actuellement chrétiens. » En France, selon Le Temps, le recensement de la population de 1891 accuse une population israélite de 67 850 âmes dont 43 000 à Paris. Les Rothschild ont droit à une présentation, sous la forme d’une petite fable, accompagnée d’une condamnation morale qui cherche la complaisance du lecteur dans Le Christianisme. Le Huguenot présente à ses lecteurs le mont Hébron, la Pâque juive, la synagogue moderne, les juifs pleurant devant le mur des lamentations.
Les associations juives et leurs actions sont évoquées : « L’Alliance israélite universelle, d’après un rapport qu’elle vient de publier sur les vingt-cinq premières années de son existence, s’est étendue graduellement dans 43 pays où elle cherche à défendre les intérêts et les droits des Juifs ; elle compte trente mille membres et dispose d’un budget de 400000 francs. » « L’association des Amis de Sion est présidée par le colonel Goldsmid qui parle d’une façon très encourageante de la Palestine et des aptitudes agricoles de la race juive. »
« Le nombre de Zionistes ou amis de la Palestine s’accroît en Allemagne. Une société d’études juives s’est fondée à Stockholm sous l’impulsion du Dr Klein, grand rabbin de Suède. » La Chambre haute fait une longue présentation du Congrès de Bâle et du Sionisme.
Le dynamisme de l’entraide entre les juifs est souligné : « Un riche israélite, le baron Hirsch, soutient généreusement une société fondée pour la colonisation des états de l’ouest des Etats Unis par les juifs. Il a déjà donné plusieurs millions pour cette œuvre. » « La baronne Hirsch a donné 10 000 millions de francs pour aider ses coreligionnaires réfugiés de Russie à aller aux Etats Unis. Le premier emploi fait de cette somme a été la création d’un home pour jeunes ouvrières qui rendra certainement de très grands services. « Une banque hypothécaire et agricole, ayant pour but de venir en aide aux agriculteurs et commerçants juifs de la Palestine, vient d’être fondée à Paris.
Les protestants sont intéressés par les travaux savants des Juifs sur la Bible : « Les rabbins travaillent actuellement, paraît-il, à une traduction française de l’Ancien Testament, sous la direction de M. Zadoc Kahn, grand rabbin de France »
Les protestants font état de l’attitude politique des juifs devant les grands événements: nationaux : le centenaire de la Révolution, la célébration de leur affranchissement, l’assassinat du président de la république, Sadi Carnot. Ils condamnent les persécutions contemporaines des juifs par les musulmans en Afrique du Nord et diffusent l’appel de détresse des juifs marocains.
La montée de l’antisémitisme sur le continent européen les inquiète. Ils le dénoncent en Europe de l’Est, surtout en Russie : « L’émigration des israélites de Russie en Amérique prend des proportions considérables. Dans le seul mois de mai 1886 plus de 28000 israélites avaient quitté la Pologne du nord pour passer l’océan, les autres mois ont été moindres, mais le total reste considérable. » La Chambre haute rapporte en août 1891: « Il arrive chaque jour à Berlin des centaines de juifs venant de Russie d’où ils sont bannis. On leur conseille de se rendre en Palestine ou en Amérique plutôt qu’en Angleterre. » En septembre 1891 : « Une souscription est ouverte en Suisse, en faveur de ces malheureux israélites exilés par la Russie et qui en partent chaque jour, affamés misérables, ne sachant où aller. » En novembre 1891 : « Des centaines de milliers de juifs sont expulsés de Russie. » En mars 1895 « On assure que l’an dernier, 250 000 juifs persécutés ont quitté la Russie et se sont dispersés en Afrique, en Amérique et en Palestine. » Ils informent aussi leurs lecteurs d’autres persécutions : « A la suite d’élections à Dunas Sgerdehely (Hongrie), le feu a été mis au quartier juif, quatre vingt familles n’ont réussi à sauver que leur vie. »
Ils sont soucieux de son développement en Europe occidentale, en Allemagne et en France. L’antisémitisme est à leurs yeux une conséquence des transformations économiques et sociales : « Il se développe dans les parties de l’Europe où le juif a réussi par son habileté aux affaires et à la faveur des lois libérales à prendre une position en vue au milieu de populations catholiques de l’Autriche et de l’Allemagne, et une question juive commence aujourd’hui à se poser, comme elle se posait déjà pour Pharaon au temps de Moïse. » Reprenant les analyses d’Anatole Leroy-Beaulieu, Le Christianisme évoque « ses causes multiples, ses manifestations diverses, son caractère changeant. Il est en fait une importation étrangère. Il nous vient de la vieille Allemagne, toujours prompte aux querelles confessionnelles et toujours imbue de l’esprit de caste […], de la nouvelle Allemagne, toute gonflée de l’orgueil de race…. Il doit son succès à ce mélange composite de “ vieux et de neuf, de moyen âge archaïque et de socialisme chimérique, d’instincts réactionnaires et de passions révolutionnaires” […] mais son erreur est de se méprendre sur les causes et le siège du mal et de faire porter au juif, comme à un bouc émissaire, les iniquités de la société. Lui disparu, notre civilisation n’en serait pas plus saine. Le Sémite est plus encore une victime qu’un coupable. »
La presse protestante dénonce les ennemis du judaïsme en France. Le Christianisme siècle publie la lettre de M. Fraenkel, « auteur d’une brochure dont nous avons parlé il y a quelques années et consacrée à la question juive. L’épidémie antisémitique a malheureusement pénétré en France depuis quelques années déjà ; elle y cause une vive inquiétude, non seulement aux futures victimes, aux Juifs, mais aussi aux cœurs de tous les chrétiens honnêtes. De gros volumes et des feuilles volantes, contenant des outrages ignobles, des calomnies monstrueuses, des excitations ouverte à l’expulsion, pillage et assassinat des juifs se vendent et se distribuent à profusion, dans les rues et places publiques de Paris, comme dans toute la France. »
En 1889, le journal écrit encore : « Les chrétiens réformés ne peuvent que partager l’indignation de M. Kahn au sujet de l’odieuse et récente campagne d’excitation et de haine dirigée contre les juifs, dans la presse cléricale et socialiste. » Le Christianisme condamne aussi les réunions antisémites et « la façon dont M. Drumont, l’auteur de La France juive, a parlé des juifs, des Rothschild en particulier et réclamé la punition exemplaire des accapareurs et des hauts financiers; […] Des paroles comme celles-là, rapprochées surtout de ce que M. Drumont a écrit dans sa Fin du monde, sont de véritables appels au pillage et au meurtre. Elles ne veulent rien dire ou elles sont criminelles ; Nous préfèrerions la première alternative. Mais il faut avouer que la deuxième est plus vraisemblable. »
Leur condamnation peut paraître équivoque ; car le même Christianisme écrit aussi : « A moins d’être aveugle, il faut bien reconnaître, que malgré les apparences contraires et la fortune d’Israël, tout n’est pas calomnie dans les plaintes de ceux qui prétendent que les juifs servent moins la France moins qu’ils ne se servent d’elle. Le siècle de liberté qu’ils viennent de traverser ne les a pas délivrés de leurs péchés nationaux. Il en a surtout modifié les manifestations et peut-être accentué les effets. L’avidité, le mercantilisme, l’absence de scrupules, la crainte des forts et le mépris des faibles, l’orgueil dans le succès, ces vices originels et caractéristiques des juifs de tous les temps… »
Le retour des juifs en Palestine.
Le temps leur paraît venu de l’accomplissement de la parole divine et du retour des juifs en Palestine en ce siècle de construction des États-Nations. La Chambre haute rappelle : « En 1855, l’éminent chrétien Grattan Guiness, en étudiant les prophéties, écrivait qu’on pouvait s’attendre au rétablissement d’Israël à l’année 1890. Ce qui a commencé en effet à se réaliser. » « Les prophéties de Zacharie et de Jérémie s’accomplissent de nos jours quant au retour des enfants d’Israël en Palestine dit Le Signal. Des calculs complexes relatifs à la date de ce retour ont été faits : « Pour arriver à interpréter Apocalypse (XI, 2), dit La chambre haute, un chrétien du siècle dernier a fait le calcul suivant ; il a multiplié 42 (le chiffre des mois) par 30 (un mois juif est de trente jours). Il a obtenu 1260 jours (les jours prophétiques sont des années). C’est le temps indiqué durant lequel les nations fouleront la ville sainte. Pour obtenir la date approximative du retour des juifs, il a ajouté à 1260 le chiffre de 636 qui est celui des années de l’ère chrétienne qui ont précédé la prise de Jérusalem par les mahométans et il a obtenu 1896 qui serait approximativement l’année où les juifs seraient rétablis dans leur pays. Tout semble préparer la voie à ce grand événement et la date ci-dessus n’a rien d’improbable, mais Dieu seul le sait. » « Au temps où nous sommes, il y a comme un frémissement parmi les « os secs » d’Israël… Il y a des signes avant-coureurs s qui indiquent que l’ancien peuple de Dieu a le pressentiment que le châtiment de sa dispersion va prendre fin. » Les signes du ciel leur semblent favorables : « Le Temps dit que jamais de mémoire d’hommes on n’avait vu autant de pluie en Palestine que pendant les mois de mars et d’avril derniers. Cela ne serait-il pas un signe avant-coureur d’un temps de fertilité et de prospérité pour ce pays de la terre promise ? »
Ils envisagent le retour des juifs en Palestine, comme apportant une solution à l’antisémitisme et aux persécutions. « Un exode se prépare plus considérable par le nombre des nations qui renverront les juifs et jusqu’à ce que les tribus soient rentrées, il n’y aura pour elles de repos ni pour elles, ni pour les peuples parmi lesquels elles seront dispersées. Un Etat juif tel est donc le problème à résoudre, idée ancienne, demeurée impraticable par la volonté des nations ; mais tout se prépare, les hommes et les moyens. »
Les journaux protestants sont attentifs au retour des juifs en Palestine et à la modernisation du pays. La presse souligne que le sultan protège la religion juive et que la modification de la législation turque a permis les retours : « il y a trente ans, le Sultan de Turquie proclama dans un firman la liberté de conscience pour tous ses sujets. Depuis lors, des milliers de juifs sont rentrés dans leur pays. » « Les orthodoxes (ceux qui croient à un rétablissement national) retournent en nombre en Palestine. » « Selon un entrefilet de L’Aurore, environ trente rabbins et autres se sont rencontrés dans le temple de Shearith dernièrement et ont discuté le plan récemment formé à Munich (Bavière) pour la colonisation et l’achat possible de la Palestine, pour en faire un Etat pour les Hébreux. L’assemblée a été privée, un comité a été nommé pour faire copie d’une résolution qui favoriserait la colonisation de la Palestine, mais s’opposerait au projet de faire un Etat dans ce pays, proposition regardée comme absurde. « Un projet ambitieux a été formé par un petit groupe de rabbins de Francfort sur le Mein, pour reconduire les enfants d’Israël disséminés en Palestine pour y établir encore une fois, un royaume juif. De nombreuses incitations à se joindre au projet ont été imprimées et sont encore en circulation parmi les membres de l’antique race en Allemagne. Des hommes riches d’argent et d’influence, lui ont accordé un soutien substantiel. Les promoteurs cherchent à prouver que le projet est loin d’être si impraticable qu’il paraît à première vue et ils rappellent à leurs coreligionnaires que c’est le sujet de leurs prières (ceux qui prient trois ou quatre fois par jour dans le Schemone Esré). « Puissent nos yeux voir l’époque où par Ta Miséricorde, nous retournerons à Sion… De plus, ils interprètent le passage biblique : « Retourne vers moi et je retournerai vers vous » comme signifiant à la lettre que lorsque les juifs retourneront à Jérusalem, le Seigneur et avec lui la prospérité et la puissance retourneront aux juifs. »
Ils éprouvent une certaine sympathie pour les efforts des juifs pour revenir en Palestine. Ils signalent les actions chrétiennes en faveur de ce retour : « Les membres de l’association des Amis de Sion font dans toute l’Angleterre des conférences en faveur de la Palestine et de sa colonisation et des chrétiens les secondent dans leurs efforts.. » Ils remarquent les bonnes conditions météorologiques, qui sont dans la main divine. « Les pluies qui préparent le sol aux semailles ont été remarquablement abondantes cette année. On peut espérer encore de beaux jours pour la Palestine et l’avenir des bénédictions, promis pour ce pays par les prophètes, aura certainement son accomplissement. » « Beaucoup de juifs s’adonnent à l’agriculture, ce à quoi Dieu semble les encourager, car depuis deux ans, il leur a envoyé des « pluies d’arrière saison », ce qui leur avait été refusé depuis des siècles. »
L’Évangéliste apporte des précisions sur l’installation des juifs en Palestine : « ils construisent des bâtiments; ces bâtiments sont en général construits en groupe distincts par des sociétés étrangères qui s’intéressent au rétablissement des juifs dans leur pays et qui le leur vendent à des conditions en rapport avec leur situation de fortune. […] Il est bon d’ajouter que ces terrains sont parmi les meilleurs du pays, que ces entreprises paraissent bien dirigées et en train de réussir et qu’elles s’appuient sur des hommes riches et considérés. »
Philojudaeus, dans l’Evangéliste, examine la colonisation agricole : « Le fait le plus intéressant paraît être, cependant, la fondation de colonies agricoles juives sur divers points du pays. Il n’y en a pas moins de neuf dans le voisinage de Jaffa. Ces colonies renferment 1016 juifs de tous les âges cultivant ensemble 4 827 ha de terrains, leur principale récolte est le vin, mais ils ont aussi beaucoup de fruits et de grains […] Il y avait donc en 1891, en Palestine, 2 612 juifs qui cultivaient 8 190 ha. Ces chiffres ne représentent pourtant pas d’une manière complète ce mouvement qui est décidément un progrès, car outre les 8 910 ha qui sont en culture, 24978 autres ont été achetées par les mêmes. Environ la moitié de cette réserve se trouve de l’autre côté du Jourdain, sur la trace du chemin de fer allant de Haïfa à Damas. Elle est d’un seul tenant et a été acquise par M. Edmond de Rothschild qui a pris, plus ou moins, part à la création de neuf colonies déjà existantes. »
Les progrès agricoles sont salués et admirés : « Les vers à soie prospèrent dans la colonie juive de Wad-Harim. On y plante de nombreux mûriers. La colonie exporte beaucoup de vin de Jaffa. On expédie en Angleterre un excellent miel que les abeilles recueillent sur les fleurs d’oranger. La colonie juive de Wad Harim a 92 ruches qui ont produit 3729 livres de miel. Un millier d’arbres fruitiers ont été plantés récemment dans la colonie israélite d’Ekron. » Ce dynamisme des colons juifs est présenté en Europe : « Les juifs de Palestine ont eu leur pavillon à l’exposition de Berlin. On y voyait des échantillons des produits les plus remarquables de l’agriculture juive en Terre Sainte. Le pavillon était orné, en dedans et au dehors, de textes hébreux de l’Ecriture. » Les juifs deviennent enfin agriculteurs en Palestine et : « Il est démonté que ce peuple possède aujourd’hui les éléments de sa reconstruction nationale. Il n’est pas de science, d’art ou d’industrie où les israélites ne figurent avec éclat. L’agriculture seule leur faisait défaut, mais actuellement des colonies juives ont été établies en Palestine ; Les juifs cultivent le sol palestinien avec succès et assainissent des terrains arides. »
Les journaux sont impressionnés par l’importance des colonies et l’accroissement de la population juive : « Un banquier établi à Jérusalem pense qu’avant trente ans, tout le pays sera en leur possession. De riches juifs achètent des villages entiers. Le sultan, lui-même, a fait vendre ses propriétés. » L’augmentation du nombre des juifs en Palestine et, en particulier à Jérusalem, revient souvent dans les courts articles. Beaucoup arrivent de Russie. « On dit que chaque paquebot russe apporte à Jaffa une foule de passagers juifs.. Pendant quinze jours seulement, environ 2000 émigrants sont paris d’Odessa pour la Palestine. » « La population juive de Jérusalem qui s’élevait à 13 000 âmes en 1881, s’élève maintenant à 40 000 personnes. Le quartier juif s’est trouvé trop petit pour contenir toute cette population. Une nouvelle ville s’est construite autour de l’ancienne, spécialement au nord et à l’ouest.
Il y a quarante ans, il n’y avait que 8000 juifs en Palestine ; on en compte actuellement 100 000, dont 40 000 à Jérusalem. » « Un professeur de l’université de Leipzig, le docteur Dalman, a recueilli des renseignements exacts sur la population juive de Palestine.13 920 juifs à Jérusalem en 1881, 25 332 en 1891, les ¾ de la population de la ville ; Ils n’ont pas pu tous loger dans le quartier juif (entre Sion et Morija), on leur a bâti des maisons neuves, en dehors des murs, près des portes du nord et de l’ouest où la ville est en train de s’agrandir considérablement. […] Outre ces juifs de Jérusalem, il y en a un bon nombre dans d’autres villes de la Palestine, comme Jaffa, Hébron, Haïfa, Thibériade, et Safed. On en compte en tout dans ces localités 15849. « On estime que le nombre des juifs qui se sont maintenant fixés en Palestine est de 45000 dont 27000 se trouvent à Jérusalem. La presse remarque que le gouvernement turc semble avoir, en vain, essayé de limiter cet afflux. L’Ami d’Israël évalue le nombre actuel des environs de Jérusalem à 100 000, dont 60 000 juifs. « Jérusalem est redevenue une ville juive »
La modernisation des voies de communication facilite les retours. La Chambre haute multiplie les informations sur les progrès des chemins de fer : « Le Times a entretenu ses lecteurs du projet de chemin de fer qui doit traverser la Palestine. » « Par suite de la construction prochaine d’un chemin de fer allant de Jérusalem à Jaffa, le port de cette dernière ville va être rendu accessible aux grands paquebots. » « L’inauguration du Chemin de fer de Jaffa à Jérusalem a eu lieu le 31 mai 1890, en présence d’une foule considérable. » « Selon l’Aurore, une compagnie américaine demande la concession d’une ligne de chemin de fer, d’Hébron jusqu’à Damas, par Jérusalem, Jéricho, Nazareth et la Galilée. » « Dix locomotives viennent d’être expédiées d’Amérique en Palestine, pour le service de chemin de fer entre Jaffa et Jérusalem. » « Le 23 mai dernier, la première section du chemin de fer de Jaffa à Jérusalem a été ouverte au public. » « La ligne de Chemin de fer de Jaffa à Jérusalem va bientôt être suivie d’autres projets en Palestine, par diverses compagnies françaises et anglaises. » « Selon Semailles et Moissons, le réseau des voies ferrés de la Palestine et de la Syrie fait des progrès constants, de telle sorte que dans fort peu de temps, tout le territoire sera relié de l’est à l’ouest. » Quelques années après, en 1897, le chemin de fer se développe aux limites de la Palestine et prend en compte le caractère sacré de la région qu’il doit traverser : « Une compagnie anglaise aurait demandé à la Turquie la concession d’une ligne ferrée de Port Saïd à Bassorah, sur le Golfe persique. La ligne passerait à El Tor, non loin du mont Sinaï et l’on prévoit un embranchement à crémaillère montant au sommet de la montagne sainte. »
La ville connaît d’autres transformations : « Des plans ont été préparés pour le rétablissement à Jérusalem des aqueducs d’autrefois qui amèneraient, chaque jour, 25000m3 d’eau dans « la ville du grand roi. » La modernité gagne toute la Palestine : « Ce pays de la Terre Promise, où se sont accomplis tant de mystères divins, tend à perdre son aspect antique, tel que la Bible nous le représentait, et cela à mesure que la civilisation moderne y introduit ses inventions. On dit même que le téléphone y a fait son apparition. » La langue elle-même se modernise : « En même temps que la Palestine se colonise, l’hébreu qui n’a jamais été une langue morte refleurit comme langue parlée et comme langue littéraire.
Les journaux protestants voient dans cette modernisation l’annonce de l’accomplissement des prophéties bibliques. La Chambre haute présente en ces termes la future inauguration de la ligne de chemin de fer de Jaffa à Jérusalem : « Qui sait si cette voie ferrée ne sera pas un moyen pour hâter et faciliter la rentrée des juifs dans leur patrie ? » « Quand viendra le jour du rapatriement d’Israël, qui peut dire le rôle que joueront les voies ferrées pour son prochain retour dans « sa terre ? » « Les prophéties de Zacharie et de Jérémie s’accomplissent de nos jours, quant au retour des enfants d’Israël en Palestine, dit Le Signal. » « Chers lecteurs, ne semble-t-il pas, d’après ces renseignements divers que Dieu prépare son peuple d’Israël à rentrer dans son pays et que Dieu prépare son pays pour le recevoir ? Unissons-nous pour demander à Dieu de réaliser pour son peuple le beau Psaume LXXXVe et Prions pour la paix à Jérusalem. »
Mais, la modernité est au service de la Parole divine, parce que Dieu en a décidé ainsi : « Un jour, sans doute, ils seront rassemblés et seront rassemblés dans leur patrie, dit le professeur Heman. Cela est aussi certain qu’il y a un Dieu dans le ciel. Il l’a déclaré jadis dans sa merveilleuse parole. Mais ce rétablissement-là, c’est Lui et non un autre qui l’opérera, ni roi, ni empereur n’accomplira cette œuvre. Les juifs eux-mêmes n’y avanceront rien tant que le Seigneur ne l’aura pas prise en main. Toutes les précédentes tentatives pour arriver à ce but ont échoué. »
Le retour des juifs n’exclut pas l’action des chrétiens protestants en Palestine, action humanitaire et sociale, et aussi évangélisation.
L’évangélisation des juifs
En effet, le retour ne sera possible, dans l’esprit des protestants, qu’avec la conversion des juifs. « Quand le seigneur se décidera-t-il à agir par lui-même, il n’est pas difficile de répondre. Il a posé ses conditions : Il faut que les juifs, au lieu de se détourner du Messie, le recherchent assidûment et se convertissent à lui. Le prophète Osée l’a dit (Ch III, 4-6): « Les enfants d’Israël seront longtemps sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel, ensuite ils se convertiront » Voila qui est clair : l’Eternel ne rassemblera son peuple d’Israël dispersé que lorsque ce peuple humilié et repentant cherchera son Messie et son Roi. »
Aux yeux des protestants, le temps de la conversion est venu. Habitués aux « réveils » dans le protestantisme, ils en attendent de comparables dans le judaïsme. « Ils se montrent beaucoup moins hostiles au christianisme que par le passé (Le Chrétien belge). » « Le Nouveau Testament a de nombreux lecteurs dans le monde israélite, et même, parmi les rabbins, dit L’Ami d’Israël. » « L’émigration des juifs en Terre Sainte fait supposer que ce pays (Russie) et les contrées voisines, éclairés aujourd’hui par la lumière de l’Évangile, vont se réveiller de leur sommeil léthargique. » « Une porte s’est ouverte chez les juifs. Ils se réveillent de la torpeur où le rabbinisme les a plongés depuis des siècles. L’évangélisation peut maintenant se répandre, comme elle ne l’a jamais fait depuis le temps des apôtres. »
Les protestants rêvent même d’un judéo-christianisme dont ils croient déceler les premiers germes. Le Réveil d’Israël se propose « de faire connaître les juifs aux chrétiens, les chrétiens aux juifs, et secondant le mouvement judéo-chrétien qui se produit en Russie, de préparer le rapprochement de la synagogue et des chrétiens croyants .» Le mouvement judéo-chrétien qui se développe en Bessarabie, autour du juif converti Rabinowitsch, leur apporte de très grands espoirs. Le Christianisme donne aussi la nouvelle de la formation d’un nouveau mouvement judéo-chrétien en Hongrie.
Il faut donc que les protestants français évangélisent les juifs à l’image de ce qui se passe dans le monde protestant. Il y a, en mai 1889, selon La Cévenole et « d’après le Dr Dalman, très bien renseigné », 47 sociétés missionnaires employées à l’évangélisation des juifs, elles ont 377 ouvriers, dont 150 sont des juifs convertis, et 135 stations. Les Anglais et les Américains, avec un budget de 1 800 000 francs, à eux seuls, entretiennent 312 missionnaires. Selon La Chambre haute, en septembre 1892 : « Il y a 8 millions de juifs dans le monde, que 55 sociétés sont spécialement occupées à évangéliser à l’aide de 400 missionnaires. » Les journaux français tiennent leurs lecteurs informés de leurs travaux : missions en Palestine et dans le reste du monde, préparation des missionnaires et conversions obtenues.
C’est en 1888 qu’est créée en la Société française pour l’évangélisation d’Israël. Il y avait eu des tentatives précédentes. Le Huguenot rappelle à ses lecteurs : « Dès que le Réveil eut commencé à ranimer ce qui restait des protestants, on se souvint des juifs en même temps que des païens. La Société des missions de Paris envoya, en 1822, un missionnaire en Palestine, prêcher l’Évangile aux juifs et aux mahométans ; dans la suite, cette œuvre fut remise à une société américaine. » Il y eut ensuite la création d’une société toulousaine, en 1832, mais « peu encouragée, elle finit par s’éteindre après 1840 », et d’une société strasbourgeoise, en 1835, mais elle devint allemande avec la défaite française. La Cévenole, rapporte, en décembre1886, qu’à Paris, à la chapelle Taitbout, lors d’une réunion sur la question des missions, il y a eu « une plaidoirie M. Kruger en faveur de la mission parmi les juifs. » C’est donc, au début de 1888, que la nouvelle société voit le jour, annoncée dans les différents journaux protestants de France. Le Christianisme, L’Évangéliste adressent à leurs lecteurs l’appel rédigé par les fondateurs, le 14 février 1888.Le Comité est composé de dix membres des différentes Églises protestantes : Le président, le pasteur Banzet et le trésorier, Renckhoff, sont luthériens, le secrétaire G.-A.Kruger, pasteur de l’Église libre, Cordey, Fisch et Raveau représentent les Églises libres, Jacot et Lorriaux, l’Église réformée, Jaulmes, l’Église méthodiste. La Société centrale d’évangélisation est représentée par le pasteur Duchemin, de l’Église réformée. Les fondateurs délimitent le champ d’action de la nouvelle société: « Que faut-il donc faire pour les 130 000 Juifs de France et d’Algérie ? » et annoncent leur « programme minimum » : « Toute mission qui a pour objet la conversion des Juifs doit se composer de trois branches : l’évangélisation proprement dite, le soin des prosélytes et la préparation des missionnaires. »
Le Comité voudrait disposer d’une somme annuelle de 15 à 20 000 francs et espère bien « que des frères étrangers viendront à notre aide, comme ils le font pour toutes nos autres œuvres religieuses. »
« Pour l’évangélisation proprement dite », le Comité compte sur la collaboration dévouée des pasteurs habitants des centres où il y a des israélites auxquels le Comité fournira les livres saints et autres publications religieuses dont ils auraient besoin. Il faut aussi deux missionnaires spéciaux, l’un établi à Paris, « d’où il rayonnerait là où sa présence serait utile », l’autre en Algérie. Il faudrait également des colporteurs capables de parler à des juifs et des traités religieux en français pour israélites. « C’est une littérature en grande partie à créer. » « Le soin des prosélytes, matériel et spirituel » est indispensable car « Abandonner les juifs à eux-mêmes, quand, par suite de leur conversion à Jésus-Christ, ils sont expulsés, non seulement de la Synagogue, mais, souvent même, du sein de leurs familles, et qu’ils ont perdu leur gagne-pain, c’est exposer leur foi encore faible au naufrage. »
La préparation de missionnaires demande « des connaissances spéciales. » L’Évangéliste précise à ses lecteurs quel doit être le profil du missionnaire, selon le Comité de la Société française pour l’évangélisation d’Israël : « Un théologien français ou du moins de langue française, sincèrement converti, sachant l’allemand et suffisamment l’hébreu pour pouvoir s’y perfectionner, croyant à l’accomplissement des prophéties de l’Écriture, par conséquent à la conversion nationale d’Israël et travaillant dans ce sens en groupant les juifs baptisés en Églises judéo-chrétiennes. Outre son travail parmi les juifs, il aura à organiser un service mensuel de mission pour que le public chrétien apprenne à connaître cette œuvre et à s’y intéresser. Dans le même but, il aura à faire des tournées de prédication dans les principaux centres protestants, accompagnées de collectes pour l’œuvre. » Outre Rabinowitch, d’autres convertis sont présentés comme exemples ; tel Scheinmann, cet exilé en Sibérie cité dans La Cévenole qui écrit : « Alors j’ouvris le Talmud, les Midrash et le Solar. Ce fut comme des écailles qui leur tombaient des yeux ; ils furent obligés de reconnaître que d’après leurs plus grandes autorités, Moïse dans la Torah parle du Messie, à la suite de la révélation divine sur le mont Horeb …Que Dieu a établi le Messie comme roi des temps éternels et qu’il reproche aux justes de s’être privés de la bénédiction du Messie parce qu’ils ne l’avaient pas reçu et avaient aimé la Torah plus que le Messie. »
Les progrès sont lents. Le Christianisme note, au moment de la première Assemblée générale : « La société a peu fait jusqu’à présent, mais en envoyant un candidat en théologie dans un institut spécialisé de Leipzig pour s’y préparer, elle a formé le missionnaire qui doit commencer son œuvre en septembre. »
L’argent ne vient pas. En 1888, les recettes sont de 4 853,30 francs alors que la société estime qu’il lui faudrait 15000 à 20000 francs. En 1893, L’Évangéliste déplore : « Malheureusement les recettes de la société, au lieu d’augmenter, ce qui lui permettrait d’étendre son action, ont été inférieures à l’année dernière. » La Chambre haute se fait le relais des demandes de la société : « Le Comité français pour l’évangélisation d’Israël lance un cri de détresse et adresse aux chrétiens un avis PRESSANT. Il lui faut près de 5 000 francs avant le 31 décembre. Que tous ceux qui le peuvent envoient leurs dons, sans tarder, à M. le pasteur Krüger. Il ne se peut que les chrétiens laissent sombrer une telle œuvre ; si chacun des chrétiens envoyait un franc, elle serait, pour l’heure, sortie d’un grand embarras. »
La société eut d’abord deux missionnaires, l'un à Paris, l’autre à Oran. Le missionnaire d’Oran, le pasteur Borloz, est présenté avec quelques réserves dans Le Christianisme: « Nous n’avons pas à défendre ici la Société, ni à prendre parti entre ceux qui peuvent approuver ou désapprouver son œuvre. […] nous voudrions seulement dire un mot du missionnaire, M.le pasteur Borloz. J’ai connu M. le pasteur Borloz, il y quelques trente ans quand il était pasteur à Arvieux… Il était déjà un peu sourd, alors, mais moins qu’à présent. Malgré cette infirmité, il est particulièrement bien qualifié pour l’œuvre à laquelle le Seigneur l’a appelé. Il possède l’hébreu à fond, il connaît parfaitement bien sa Bible. Il est « dévoré par le zèle de la maison de Dieu » ; en dépit de ses 65 ans, il a bon pied et bonne volonté. Ce sont là des qualités précieuses pour un ministre de Jésus-Christ. » Le missionnaire d’Alger, Jean Touff, est lui un israélite russe converti.
Quels sont les résultats ? En Algérie, les missionnaires sont mal reçus : « Une société anglaise pour la conversion d’Israël a envoyé en Algérie des milliers de nouveaux testaments en hébreu. On dit qu’il a été consacré à cette distribution et à cet envoi plus de cent mille francs. Un missionnaire a été chargé de faire la distribution et, en pénétrant dans le quartier israélite, il a été reçu par une foule qui a reçu avec empressement, demandé même le livre sacré, mais s’est empressée de le déchirer aux yeux même du distributeur. […] Bientôt les rues et places ont été jonchées des débris du Nouveau Testament et, les pasteurs d’Oran ont pu constater avec tristesse cette profanation du nouveau Testament. » La Chambre haute rapporte les résultats médiocres de la tournée du colporteur du Sou israélite de Genève en Algérie. « Il a évangélisé les israélites à Saïda, Nazareq, Mascara. Il a été bien accueilli dans plusieurs entretiens et il a pu annoncer le Christ à ces pauvres « brebis sans pasteur. » D’autres, plongés dans l’endurcissement, ont contesté avec lui, niant que Jésus soit le messie promis. » C’est le pasteur Borloz qui rencontre les plus grandes difficultés et se fait rosser. « M. Borloz, missionnaire en Algérie parmi les juifs est généralement bien accueilli. Cependant, un jour, il courut un sérieux danger ; cinq ou six jeunes israélites, méchants et corrompus, lui dressèrent un guet-apens, l’invitèrent à venir leur parler dans une salle basse. Là, il fut maltraité, frappé à coups de poings. On lui barrait le passage à la porte, il ne put que difficilement échapper à leurs mains. »
A Paris aussi, les premières séances se passent mal, même si, aux yeux des protestants, la conversion est le remède à l’antisémitisme. « Pendant une des séances tumultueuses dont la salle des conférences de la rue Malher présentait le spectacle affligeant, un israélite évangélique est monté sur l’estrade pour dire aux turbulents : “Si MM. les rabbins savaient quel affreux scandale vous faites ici, ils se voileraient la face de honte. ” Chose à remarquer. Le début de l’œuvre de l’évangélisation des juifs à Paris a coïncidé avec la diatribe la plus violente qui a été lancée par l’antisémitisme contre les juifs français. Dieu a mis le remède à proximité de la blessure, car il est avéré que tout israélite évangélique, tout protestant, ecclésiastique ou laïque, qui sympathise tant soit peu avec l’évangélisation de l’ancien peuple de Dieu, est naturellement un ami et un ardent défenseur des juifs. » Mais les juifs de France, libérés par la Révolution, peuvent obtenir leur intégration dans la société sans être obligés de se convertir, à la différence des pays germaniques. De juifs, ils deviennent israélites, et la synagogue le temple israélite. Ces français israélites qui deviennent « Les fous de la République » de Pierre Birbaum n’ont plus assez de religion pour ressentir le besoin d’en changer, selon le mot de Geneviève Strauss.
Conclusion
Les juifs, retournent en assez grand nombre en Palestine, chassés par les persécutions, dans l’espoir de créer un État que le mouvement sioniste dirigé par Hertzl veut construire, finalement sur la Terre promise.
Mais l’évangélisation des juifs est un échec, même s’il y a des conversions individuelles et parfois quelques conversions collectives.
En France, après 1894, la société est bouleversée par l’affaire Dreyfus. Sauver Dreyfus devient la préoccupation majeure de la majorité des protestants, l’évangélisation passe au second plan même si l’espoir de convertir les juifs ne disparaît pas « alors que la rage anti-sémite a rallumé chez plusieurs juifs l’amour de Sion. »
Madeleine Souche
Perpignan, le 6-10-2004
Notes
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