Enlèvement de diligence postale
sur la route de St Paul à Maury
1834

En 1834, un huissier de Perpignan délivre une assignation à comparaître auprès du tribunal de la ville, à l’encontre de deux négociants, dont en particulier Jean Antoine Azaïs, gros négociant de la commune de St Paul de Fenouillet, dont les propriétés foncières s’étendent également dans l’Aude, suite au rachat de biens ayant appartenu à des nobles émigrés. Ce puissant négociant, de surcroît juge de paix du canton de St Paul de Fenouillet, est alors poursuivi pour enlèvement, à visage découvert, de la diligence postale faisant le service de Carcassonne à Perpignan. Comment un tel délit a pu être commis et quels en sont les motifs ? Deux documents éclairent cette affaire, sans toutefois y apporter de réponse définitive : il s’agit de la constitution de la société de diligences « Dellac, Brel, Benard et Cie », et de l’assignation à comparaître émise au nom de la société « Rieutord, Lasserre et Cie ».

Dellac contre Rieutord

A la fin de l’année 1833 en effet, plusieurs habitants de Carcassonne, Limoux, Couiza, Espéraza, Quillan, Axat, Caudiès, Maury, St Paul et Estagel, c'est-à-dire des riverains de la route principale de Carcassonne à Perpignan, se déclarent intéressés par l’intensification du transport de marchandises et de voyageurs entre ces deux villes. Ils souscrivent alors à un projet de société fondée « pour l’exploitation d’un service régulier de diligences de Carcassonne à Perpignan par Limoux et vice versa ». L’acte de constitution étant ratifié à Limoux, le 24 novembre 1833, entre les intéressés et Joseph Brel, « entrepreneur du service des dépêches de Carcassonne à Perpignan par Limoux », la société se donne pour objet de « faire le transport des voyageurs et des marchandises en même temps que celui des dépêches du gouvernement ».

Etablie en nom collectif et en commandite, bien organisée sur le papier, l’entreprise comprend trente-trois actionnaires et répond au nom de « Dellac, Brel, Benard et Cie ». Elle prend ainsi le patronyme de souscripteurs tels que Jacques Dellac, aubergiste à Limoux, Pierre Benard, propriétaire à Caudiès et surtout Brel oncle et neveu, actionnaires majoritaires, tous deux de Carcassonne. Parmi les financeurs de la société sont ensuite choisis cinq administrateurs, dont trois domiciliés dans l’Aude et deux dans les Pyrénées-Orientales : on y trouve un chef de bureau à la préfecture de l’Aude, et dans les Pyrénées-Orientales, Azaïs « propriétaire » et un autre négociant, tous deux de Saint Paul de Fenouillet.

A ces financeurs, qui exercent leurs fonctions gratuitement, s’ajoutent des salariés : le gérant Joseph Brel, deux directeurs, l’un à Perpignan, l’autre à Carcassonne, et trois conducteurs de voitures. Six « buralistes » également salariés, sont respectivement positionnés à Limoux, Quillan, Couiza, Caudiès, St Paul et Estagel. Les directeurs ont pour fonction « d’arrêter la feuille de départ du conducteur » à Carcassonne et à Perpignan, c’est-à-dire d’arrêter les comptes dès l’arrivée de la diligence, et de verser immédiatement les sommes dans la caisse de la société. Homme de confiance, le trésorier est un employé de la préfecture de l’Aude, et les conducteurs doivent eux-mêmes fournir une forte caution en numéraire à verser à la société.

Toutes précautions étant prises pour assurer la bonne marche de l’entreprise, le service de diligences débute le 1er décembre 1833. Or, un mois à peine après sa mise en service, le 6 janvier 1834, la diligence est non seulement attaquée sur le chemin public de St Paul à Maury, mais également enlevée et conduite dans une demeure de Perpignan, où le propriétaire refuse de la rendre et l’utilise finalement comme véhicule personnel. Elle a de fait été conduite chez Paul Dieudé, négociant commissionnaire à Perpignan, actionnaire de la société « Dellac, Brel, Benard et Cie ». Le coup de main a été orchestré par Jean-Antoine Azaïs, également l’un des principaux actionnaires de la société, et l’un de ses cinq administrateurs.

Quels motifs ont donc poussé Azaïs à perpétrer ce coup de force contre une voiture de sa propre société ? Le motif premier en est l’apparition d’une société concurrente, formée par les « sieurs Rieutord, Lasserre et Comp.ie », s’intitulant à leur tour « entrepreneurs de diligences de Perpignan à Toulouse et du service des dépêches de Carcassonne à Perpignan ». Surtout, la cause principale réside dans une action inélégante du gérant de la société primitive, Joseph Brel qui, la veille de l’attaque, vient de céder à cette société concurrente la diligence des dépêches. Or, un mois plus tôt, le même personnage avait déclaré transporter « tout le matériel de son entreprise » aux actionnaires de la société initiale.

Dès lors, sans cautionner cette justice expéditive, on comprend mieux le coup de main intenté par Azaïs et ses comparses, ce dernier s’étant en outre porté caution dans la création de la société originelle. Sous son autorité, des individus armés de bâtons arrêtent donc la voiture en un point stratégique, « à la montée de la métairie de Guilhelmet », sur la commune de St Paul de Fenouillet, autrement dit sur le territoire bien connu d'Azaïs. Les intérêts en jeu, ou pour mieux dire les profits escomptés par les actionnaires, qui n’apparaissent pas dans l’assignation à comparaître, font dès lors apparaître bien naïve la procédure établie par l’huissier perpignanais.

Celle-ci n’enlève toutefois rien au pittoresque de la description, et apporte au contraire de précieux éléments d’information sur le quotidien des diligences postales en 1834 : la mise en place d’un service régulier de Carcassonne à Perpignan, la supériorité des voitures légères sur les diligences anciennes, tirées à plus grand nombre de chevaux, les exigences de vitesse et d'efficacité de l’administration des postes. Ces éléments constituent autant de jalons dans l’instauration d’un véritable service public, service initialement livré à la concurrence des sociétés privées, et à leurs frasques historiques.

Les Messageries des diligences générales du Midi

Enfin, selon un document postérieur daté de 1837, l’entreprise « Rieutort, Lasserre et Comp.ie » devient sociétaire d’une entité plus vaste, les « Messageries et diligences générales du Midi ». Désignée sous la raison sociale « J. Bimar, Glaize père, fils aîné et Cie » et intégrant quinze associés, cette structure dessert une zone géographique élargie, s’étendant dans la partie méridionale de la France, de « Toulouse à Nismes, Perpignan, Bordeaux et Bayonne ». Ce service semble inspirer confiance, le grand banquier François Durand lui remettant contre reçu, au départ de Perpignan et à destination de Béziers, « un sac ficelé et plombé contenant cinq mille francs ».

Toutefois, tenant compte deux paramètres principaux mais néanmoins contradictoires : les exigences d’un service rapide et les aléas de la route, l’entreprise dégage d’ores et déjà toute responsabilité concernant les risques encourus, et déclare qu’elle « n’est point responsable du coulage des liquides, de la rupture des choses fragiles, de la mouillure par défaut d’emballage, ni des événements arrivés par force majeure de quelque nature qu’ils soient ». Ainsi s’élabore un droit commercial unilatéral, sous l’effet de l’expansion des transports sur le territoire national.

Pour sa part, le département des Pyrénées-Orientales participe pleinement à cette évolution : vers 1843, le chevalier Prosper Basterot de la Barrière, architecte du département, fait construire dans le chef-lieu un hôtel des diligences fondé par le banquier Fabre, après que celui-ci soit devenu seul propriétaire d’une société de transports, dont la raison sociale reste toutefois à préciser1. Enfin en 1846, le général de Castellane, commandant la division de Perpignan, se targue d’avoir obtenu du gouvernement, « la malle-poste… entre Toulouse et Perpignan, pour la correspondance de Paris2 ».


Document
Assignation à comparaître
14 janvier 1834

« L’an mil huit cent trente quatre et le quatorze janvier, requérans les sieurs Rieutord, Lasserre et Comp.ie, entrepreneurs de diligences de Perpignan à Toulouse et du service des dépêches de Carcassonne à Perpignan, dont le chef lieu de l’établissement est fixé à Perpignan Place de la Loge, qui constituent pour leur avoué Me Picas, licencié avoué chez lequel ils déclarent faire élection de domicile en cette dernière ville,

Je François Sicard huissier aud.r près le tribunal de première instance séant à Perpignan, y demeurant, patenté 3e classe pour ce 4e trimestre sous le numéro 8, soussigné, ai signifié et déclaré au Sr Jean Antoine Azaïs propriétaire et juge de paix du canton de St Paul et au Sieur Pierre Tisseyre fils aîné, aubergiste, domiciliés à ladite commune de St Paul, qu’ils ne sauraient ignorer ni disconvenir que le six janvier courant mois, la voiture qui fait le service ordinaire des dépêches de Carcassonne à Perpignan, étant parvenue à la montée de la métairie de Guilhelmet dans le terroir de ladite commune de St Paul, lesdits Srs Azaïs et Tisseyre, assistés de plusieurs personnes armées de bâtons, se permirent d’arrêter de vive force, et bride en main la marche de cette voiture.

Que les plus énergiques protestations de la part du conducteur contre un acte de violence qui compromettait aussi essentiellement un service public, et malgré la déclaration mille fois répétée, que cette voiture était la propriété des requérans, il fut impossible à ce conducteur de continuer sa marche, et la voiture lui fut enlevée de vive force, avec les dépêches qu’elle portait, par lesdits Azaïs et Tisseyre, soutenus par les menaces des hommes armés dont ils avaient eu soin de s’entourer.

Que le lendemain sept janvier, les requérants apprirent que cette voiture avait été conduite à Perpignan, que les dépêches qu’elle portait, qui devaient être remises et rendues au bureau des postes à six à neuf heures du soir, ne furent rendues que le lendemain après huit heures du matin, et que le Sr Paul Dieudé, négociant de Perpignan, l’avait remisée dans sa demeure. Qu’aussitôt ils se transportèrent accompagnés du commissaire de police chez ledit Dieudé, le sommèrent de rendre la voiture, en lui fesant connaître qu’ils étaient propriétaires de cette voiture, que loin d’obtempérer à cette demande, le Sr Dieudé se refusa à la livrer, en prononçant à plusieurs reprises ces mots : « nous ne la rendrons pas ».

Que nonobstant cette première démarche, les requérans en tentèrent le même jour une seconde dans le même but auprès de lui. En effet, par exploit de Sicard huissier dudit jour sept janvier une sommation extrajudiciaire fut faite pour qu’il eut à leur rendre la voiture dans un délai de un jour, protestant d’hors et déjà contre lui de tous dépens, dommages et intérêts que son refus pourrait leur occasionner. Que cette seconde démarche a été sans résultat comme la première, et que depuis lors, ce dernier se sert de cette voiture comme de chose propre à lui appartenant.

Que néanmoins il est certain que la voiture enlevée par violence sur le chemin public de St Paul à Maury par Azaïs et Tisseyre, et retenue à Perpignan par Dieudé, est la propriété des requérans, qui l’ont acquise du sieur Joseph Brel, par acte privé de cinq du présent mois, qui a été enregistré à Carcassonne le lendemain six par le receveur qui a perçu 343fr40 de droits, duquel acte ils offrent communication.

Que depuis cette époque, les requérants privés du service de cette voiture, éprouvent des dommages très considérables, dont ils doivent être indemnisés, que ces dommages, ils les éprouvent soit comme chargés du service des dépêches, soit comme entrepreneurs de diligences, qu’en leur première qualité ils sont passibles d’amendes considérables vis-à-vis l’administration des postes pour les moindres retards dans l’exécution de leur service. Que comme entrepreneurs de diligences, ils ont été obligés d’employer, à la place de la voiture légère enlevée et retenue, une voiture beaucoup plus lourde, d’un trait bien plus difficile, et qui nécessite l’emploi d’un plus grand nombre de chevaux ; que ces dommages, dont la cause est toujours permanente ne peuvent être aujourd’hui liquidés, et le seront ultérieurement.

En conséquence à ladite requête, j’ai donné assignation auxdits Srs Azaïs et Tisseyre à comparaître au délai de huitaine voulu par la loi augmenté de celui à raison de la distance qui existe entre St Paul et Perpignan, pardevant la section civile du tribunal de première instance séant à Perpignan, où le Sr Paul Dieudé sera aussi appelé par exploit séparé, pour se voir condamner solidairement avec ledit Sr Dieudé, à rendre et restituer aux requérants, la voiture dont s’agit, et ce dans l’état où elle se trouvait au moment de l’enlèvement, et à défaut à leur payer la somme de deux mille francs, formant la valeur d’une voiture pareille ; se voir en outre condamner de même solidairement à payer aux requérans tous les dommages soufferts et à souffrir jusqu’au moment où la susdite voiture leur sera rendue en bon état, ou sera remplacée par une voiture semblable, liquidation réservée, avec dépens.

Duquel présent Exploit j’ai signifié et baillé copie audit Tisseyre fils aîné dans son domicile, parlant à la personne de son père ».

Document résumé
Acte de société
« Dellac, Brel, Benard et Cie »

L’acte de constitution de la société de diligences « Dellac, Brel, Benard et Cie » est établi à Limoux le 24 novembre 1833. Le siège de la société est fixé à Carcassonne ; le capital est fixé à 25 000 francs, divisé en 100 actions de 250 francs chacune. La société comprend 33 actionnaires, dont 16 dans l’Aude et 7 dans les Pyrénées-Orientales. Le service débute le 1er décembre 1833 pour s’achever théoriquement le 1er janvier 1839.

Noms des actionnaires et nombre d’actions :

1 – Brel oncle, médecin à Carcassonne – 6
2 – Brel neveu, à Carcassonne – 4
3 – Azaïs Jean Antoine, propriétaire à St Paul, administrateur et caution de la société – 4
4 – Léon d’Axat, propriétaire à Axat – 2
5 – Segueresses, chef de bureau à la préfecture de l’Aude, administrateur de la société – 2
6 – Bertagne, salpêtrier à Carcassonne, administrateur de la société – 2
7 – Regis Manset, employé à la préfecture de l’Aude, trésorier de la société – 2
8 – Grandié, propriétaire à Carcassonne – 1
9 – Melle Causinade, sans profession, à Carcassonne – 1
10 – Clergue aîné, propriétaire à Carcassonne – 1
11 – Melle Pagès née Sauzède, à Carcassonne – 1
12 – Martinolle fils, praticien à Carcassonne, nommé directeur à Carcassonne – 1
13 – Lebrun, employé au canal, à Carcassonne, administrateur de la société – 2
14 – Tiquet frères, forgerons à Carcassonne – 2
15 – Montagné, sellier à Carcassonne – 1
16 – Vidal dit Lachoupe, propriétaire à Carcassonne – 2
17 – Vaïssé, domicilié à Pennautier – 1
18 – Jacques Dellac, aubergiste à Limoux – 1
19 – Martimort chez son oncle Dellac à Limoux – 1
20 – Lepaige notaire à Couiza – 1
21 – Debosque, propriétaire à Espéraza – 2
22 – Cayrol, propriétaire à Fa, canton de Quillan – 1
23 – Vaïssé père, à Quillan – 2
24 – Benard père, propriétaire à Caudiès – 1
25 – Jean Busquet, négociant à St Paul, administrateur de la société – 1
26 – Pla, propriétaire à St Paul – 1
27 – Lacoste, curé à Maury – 2
28 – Amiel, d’Estagel – 1
29 – Paul Dieudé, commissionnaire à Perpignan – 1
30 – Fréjaque, contrôleur des contributions directes à Quillan – 2
31 – Boudet, commis chez M. de Larochefoucauld à Quillan – 2
32 – Sauzède, notaire à Quillan – 1
33 – Bonnet, aubergiste à Carcassonne – 1

Appointements annuels de chaque employé :

Le gérant responsable : 600 francs
Les directeurs à Carcassonne et à Perpignan : 600 francs chacun.
Le trésorier et les deux buralistes à Limoux et Quillan : 200 francs chacun
Celui d’Estagel : 120 francs
Ceux de Caudiès et St Paul : 100 francs chacun
Celui de Couiza : 75 francs.

Caution versée par conducteur : 500 francs

Prix de la place par voyageur :

De Carcassonne à Limoux : 20 centimes
De Limoux à Couiza : 10 centimes
De Couiza à Quillan : 10 centimes
De Quillan à Caudiès : 20 centimes
De Caudiès à St Paul : 10 centimes
De St Paul à Estagel : ? centimes
D’Estagel à Perpignan : 20 centimes

 

Document
Messageries et diligences générales du Midi
1837

« Messageries et diligences générales du Midi, sous la Raison Sociale J. Bimar, Glaize père, fils aîné et Comp.e ». « De Toulouse à Nismes, Perpignan, Bordeaux et Bayonne ».

Sociétaires : S. Bimar ; Glaize père ; Glaize fils aîné ; L. Serres père ; A. Serres fils ; W. et E. Dotézac frères ; A. Mion ; Ramel père et fils ; Manescau père et fils ; Stadieu ; I. Glaize ; Salvayré ; Turey ; Rieutort, Lasserre et Cie ; Malivert aîné.


Transcription par E. Praca
Mise en ligne le 24-7-2009


Sources

Archives « Azaïs » – Collection particulière.

Notes

1 ADPO, 3E69/2 Me Guiter n°117 et 118 annexe du 24-6-1843.
2 ARAGON Henry, La Vie Civile et Militaire de Perpignan sous le général de Castellane (1830-1852), Perpignan, 1926, p.188 et 201.

 


 
 
Haut de page