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Le professeur Émile Jeanbrau
Né à Alais (Gard), le 10 Octobre 1873, Émile Jeanbrau est un professeur de médecine à l’origine de la technique de transfusion sanguine, mise au point à Montpellier. Plus largement, ses travaux concernent plusieurs spécialités : la chirurgie générale, la médecine légale des accidents du travail, l’urologie et la transfusion du sang. Interne des Hôpitaux de Montpellier en 1896, aide de médecine opératoire à la Faculté de Médecine de cette ville en 1897, chef de clinique chirurgicale en 1898, Emile Jeanbrau est agrégé de chirurgie en 1901. A compter de cette même année, il se préoccupe de vulgariser la loi de 1898 sur les accidents du travail, et inaugure des conférences pratiques qui lui permettent de rédiger, en collaboration avec le professeur Forgue, un Guide du Médecin dans les Accidents du travail, plusieurs fois réédité. Par la suite, il collabore au Précis de pathologie chirurgicale de Masson et dirige en collaboration, la Chirurgie réparatrice et Orthopédique. Il est rapporteur aux Congrès de Chirurgie de 1907 et 1924, au Congrès international de Chirurgie de 1921. De 1901 à 1911, Emile Jeanbrau est installé comme médecin traitant à la station thermale de La Preste, située sur la frontière franco-espagnole des Pyrénées-Orientales. Bénéficiant d’une très ancienne réputation dans le traitement des maladies des voies urinaires, la station accède, grâce à son rôle médical, à une notoriété nationale et internationale. En 1905, E. Jeanbrau se spécialise en urologie. Chargé de cours en 1907, il fonde à l'Hôpital Général de Montpellier, la clinique des maladies des voies urinaires. Rapporteur au Congrès d'urologie de 1910, il est nommé premier titulaire de la chaire d'urologie créée en 1922, alors qu’il préside à Strasbourg le Congrès français d'urologie.
Dans l’intervalle, au cours de la première Guerre mondiale, Emile Jeanbrau fonde l'École de rééducation professionnelle des Blessés de Montpellier (1915), devient chirurgien-chef de l'Auto-Chir. 13, aux Armées, où il met au point une technique nouvelle de transfusion du sang stabilisé. Les circonstances de cet événement sont relatées dans une biographie postérieure. « Désespéré de voir, à Vadelincourt, en 1916, tous ses blessés périr, malgré qu'ils fussent gorgés des cardio-toniques habituels », le docteur Jeanbrau pense en effet à la transfusion directe, qu'il a déjà pratiquée avant guerre. Un caporal infirmier « prêtre vigoureux et florissant » offre alors son sang à « un jeune aide-major criblé de blessures ». Au-delà de l’anecdote - « l'aide-major ressuscita aussitôt » indique la notice - le résultat « saisissant » de cette transfusion conduit ensuite le chirurgien à l'emploi de la transfusion indirecte, grâce au citrate de soude, procédé dès lors universellement employé. Après une mission de Conférences aux Armées, le professeur Jeanbrau est nommé chef de section de rééducation des mutilés, puis chef de la section de chirurgie au Sous-Secrétariat d'État du Service de Santé. Correspondant de la Société de Chirurgie à compter de 1908, membre titulaire de la Société de Médecine légale, membre fondateur des Sociétés internationale et nationale d'urologie, il devient correspondant de l'Académie de Médecine à compter de 1925. Officier de la Légion d'Honneur, il est également décoré de la Croix de Guerre. En 1947, Emile Jeanbrau figure comme l’un des administrateurs du nouveau Centre régional de transfusion sanguine créé à Montpellier, succédant au Centre de Transfusion des Hospices de Montpellier qui fonctionnait depuis 1933 sous sa direction. Participant à ce cadre général alors prévu pour l'équipement de la France, le centre régional de Montpellier a pour corollaire le centre de transfusion sanguine des Pyrénées-Orientales, dont les docteurs Georges Camo, décédé en 1966 et Louis Camo (1906-2003), tous deux frères cadet et aîné, formés à Montpellier, sont ensuite les fondateurs et continuateurs à Perpignan. Document Emile Jeanbrau, décédé en 1950, était allié aux Sarraut, hommes politiques et aux Bardou-Job, fabricants de papiers à cigarettes dans les Pyrénées-Orientales. Le texte qui suit est extrait d’un recueil intitulé Hommage au professeur E. Jeanbrau, publié en 1952 à l’occasion de l’inauguration de son buste, oeuvre sculptée par Paul Guéry et remise à la Commission administrative des Hôpitaux de Montpellier. Ce discours prononcé par Albert Sarraut, alors âgé de 80 ans, a été transmis par M. H. Ducup de Saint Paul, également famille alliée, que nous remercions ici. Ancien gouverneur général de l’Indochine et ministre des colonies, Albert Sarraut a exposé sa vision du développement colonial dans un ouvrage intitulé La mise en valeur des colonies françaises, édité chez Payot à Paris en 1923. Partisan d’une doctrine cohérente de la colonisation économique, il y préconise un programme d'investissement sanitaire et social, dont le discours de 1952, prononcé en l’honneur d’Emile Jeanbrau, rappelle les tentatives. Dans ce document, le professeur Emile Jeanbrau apparaît comme le véritable directeur de conscience d’Albert Sarraut et son inspirateur « pour l'orientation de ses directions morales essentielles ». C’est de leur rencontre en 1905 à La Preste (Pyrénées-Orientales) que naît chez Albert Sarraut la dimension morale de sa politique, basée sur les principes inaliénables que sont le « sentiment de la conscience et le sens de l’humain ». Discours
(image de gauche) Buste du professeur Emile Jeanbrau inauguré à Montpellier en 1952
(Col. Ducup de Saint Paul) « Emile, cher et grand Emile, mon second frère, le jour est venu qu’avec tant de ferveur appelait la piété de notre souvenir. Ton image fidèle, dont la main d’un probe artiste a, dans ce marbre, réveillé les accents, pérennise la leçon rayonnante de ton exemple au seuil de ce noble asile de la douleur humaine auquel ton oeuvre et ton nom demeurent pour jamais attachés. Des voix illustres viennent d’élever vers toi l’hommage solennel qui t’était dû. A les écouter, une impulsion plus forte que le doute où oscille la raison m’a fait rejoindre les croyances de ta foi dans l’espérance ardente que tu as pu entendre ces louanges et retrouver ici les visages amis où s’imprimait leur émotion. Je puise dans cette pensée la chère illusion d’espérer que tu reconnaîtras aussi la parole plus humble et plus effacée, mais si tendrement aimante, de celui qui, pendant près d’un demi-siècle, a vécu l’inestimable bonheur d’échanger avec toi les gages constants d’une fraternelle affection. Mon amitié a été peut-être une douceur dans ta vie ; la tienne aura été la joie et la fierté de mon destin. Durant les quarante-six années qui ont resserré chaque jour et, à chaque heure affermi davantage les liens qui nous unissaient, il n’est pas d’instant où je n’aie béni la conjoncture fortunée qui nous mit en présence pour la première fois. Nous avions le même âge, l’allègre trentaine2. Je n’étais que d’un an ton aîné3. Nous allions d’une même ardeur vers les devoirs de l’action humaine. Mais la divergence de nos chemins ne présageait guère leur rencontre. Tu dévouais ton effort à l’apostolat de la science bienfaitrice. Je consacrais le mien aux effervescences de la vie publique. Tu vivais dans le silence austère des laboratoires et la paix ordonnée de la clinique. J’étais jeté dans les turbulences du forum4. Ses pugilats n’en étaient pas la pire servitude. La plus odieuse était ce rite des libations funestes où la coutume populaire contraint à se corroder l’organisme des tribuns. Et mes reins traînaient la rançon pesante de ces dérèglements, en ce jour d’août 1905 où mon ami le Docteur Gaujon, de Carcassonne5, me suggéra l’essai des eaux salutaires de La Preste6 : « Tu y trouveras, me dit-il, les secours d’un jeune agrégé de la Faculté de Montpellier, un élève de Forgue7, dont on vante les soins, la conscience et le savoir ». Ainsi, quelques jours plus tard, ayant gravi un âpre chemin de montagne, fus-je introduit dans le cabinet sans faste où tu recevais tes patients. J’ai gardé, sous mes paupières vieillies, l’intacte vision de cet instant. Je revois, dans l’encadrement de la barbe qui en allongeait l’ovale, ton visage impassible, impénétrable, grave, presque froid, et le regard pensif et profond dont tu me scrutais. J’entends ta parole calme, précise, et plus élégante d’être dépouillée des artifices inutiles, m’interroger avec une attention minutieuse de confesseur. Pas un sourire sur tes traits, durant ce dialogue. Et surtout, pas un mot, pas un geste marquant d’un accent, si furtif fût-il, une condescendance quelconque pour la condition d’un homme que l’on savait, à cette époque, s’approcher déjà des gradins du pouvoir8. La même voix tranquille, après quelques conseils de régime, m’ajournait au lendemain pour l’épreuve des prospections en profondeur. Vue de la station de La Preste (Pyrénées-Orientales) au début du XXe s. (Col. APHPO) Je te quittai perplexe, indécis, et plutôt intimidé, ce qui n’était pas mon habitude. J’avais été frappé par ton esprit lucide, ton interrogatoire clair et l’inquisition aiguë de ton regard. Je me sentais tout ensemble pénétré de confiance et retenu dans l’élan qui eût souhaité te l’exprimer. Une heure passa où, sur la terrasse de l’hôtel, je contemplais le décor à la fois chaotique et virgilien que la roche sauvage et la vallée fleurie composaient autour de moi. Et soudain, sur mon épaule, une main cordiale s’abattait, dont l’étreinte s’accompagnait d’une voix affectueuse : « Vous aimez ce paysage ? » Un doux sourire, à présent, éclairait ta face et tes yeux, et ton bras s’était noué au mien. Tu étais le même, et tu étais un autre. Et tout cela formait l’harmonie d’un accord. Je devais par la suite, au cours de notre longue amitié, mieux comprendre cette apparente dualité où l’acharnement de ton labeur, la hantise incessante de ton devoir, les obsessions de ta conscience dans le scrupule de tes enquêtes de savant semblaient vouloir refouler en toi, mais sans y réussir, les effusions de l’immense tendresse, du potentiel d’amour, des jaillissements de sensibilité débordant d’un coeur toujours prêt, pour le mieux-être des autres, au don total de soi. Les trois semaines passées auprès de toi me furent un enchantement. Tu m’avais libéré de l’esclavage de la douleur et de la crainte. Mais dans le même temps que tu rendais l’euphorie à mon être physique, tu faisais à mon esprit l’incomparable largesse des richesses du tien. Chaque jour, ton service terminé, tu me laissais venir jusqu’à toi et, pendant des heures, je t’écoutais passionnément me parler des travaux, des problèmes, des théories, des découvertes scientifiques, des questions sociales sur lesquels tu penchais la contention permanente d’une pensée qui n’avait d’autre délassement que celui de nos colloques. Tu me révélais un monde de connaissances, et toute la grandeur de la mission médicale. Je dirai plus loin ce qu’à cet égard je te dois et le bien intellectuel et moral que tu m’as fait. Lorsque je quittai La Preste, j’emportais, grâce à toi, ces deux fortunes merveilleuses : la sécurité de ma santé et la découverte du meilleur ami. Dès lors, nos destinées ne devaient plus, ne pouvaient plus se disjoindre. Le hasard providentiel qui avait fait leur contact allait prolonger sa vertu dans la continuité d’une trame tissant chaque jour entre nos existences les chaînes et les fils d’une immuable solidarité. L’espace ou la diversité qui séparaient les terrains de nos carrières n’étaient pas un obstacle au rythme de notre symbiose. Tu restais attentif à tous les événements de ma vie comme je l’étais aux ascensions croissantes de ta renommée. Tu saisissais toute occasion de venir me voir à Paris et de m’entraîner, avec cet autre grand chirurgien, notre cher Lambret9, dans les hôpitaux et les salles d’opération où je recueillais, avec la vénération de l’apostolat sacré qui défend la vie, les nobles leçons d’humanité qui exaltent les élévations de la conscience. Je venais, de mon côté, te retrouver souvent à Montpellier, moins pour me rassurer de tes auscultations inévitables, que pour chercher auprès de toi, dans les jours de dépression, le réconfort de ton affection et la sérénité de ta sagesse. Quels instants si pleins de charme et de lumineux enseignements j’ai vécus à tes côtés, en ces fins de journée où l’amitié réunissait autour de toi, dans la belle alacrité d’un débat littéraire ou scientifique, les bons maîtres et les bons disciples, nos chers Rimbaud, Eugène Truc, Déjean. J’avais ma place à ton foyer, comme le mien te gardait la tienne. Joies ou peines, tristesses ou bonheurs, espérances ou déceptions, tout nous était devenu commun, dans une ambiance créatrice d’un esprit de famille qui prenait, un jour, la plénitude de la réalité lorsque ma fille, ma Paulette bien-aimée, pour une félicité qui devait l’entourer pendant plus de vingt ans, unissait ses mains à celles de cet être adorable, rayonnant d’intelligence, d’énergie et de bonté, ton frère Louis10, mon second fils, dont la perte a dilacéré nos coeurs de la blessure qui ne connaîtra jamais la paix de la cicatrice. Car la vie, mon cher Emile, nous a été à la fois bien clémente et bien cruelle. Elle a décoré nos carrières de témoignages et de titres qui, fugitifs pour moi, ont plus équitablement gardé pour toi leur durable éclat, national et international. Mais tu as saigné, comme moi, par beaucoup de plaies, que tu ne méritais pas. Tu n’as su faire que le bien, partout, toujours. La seule peine, immense il est vrai, mais si involontaire, qui me soit venue par toi, m’a déchiré en ce triste jour du 14 mai 1950 où tu nous a quittés sans avoir pu attendre que j’aie fui mon lit de malade pour venir te fermer les yeux. Je porte, depuis lors, le poids trop lourd d’une ingratitude sur un coeur qui n’a pas su payer la dette qu’il avait envers toi. Tu n’aurais pas voulu, vivant, écouter les paroles qu’en ce point je vais dire. Ta modestie trop rebelle en eût pris ombrage. Mais ici, aujourd’hui, devant ceux qui t’ont connu, aimé, honoré, vénéré, je peux laisser libre cours aux ferveurs de ma reconnaissance. Ma vie aura eu l’incomparable privilège, pour l’orientation de ses directions morales essentielles, d’obéir à l’influence de deux tutelles fraternelles. La première a été celle du frère de mon sang, Maurice, que tu as tant aimé, Émile, et respecté, le martyr, assassiné par des mains infâmes, et dont la mémoire est restée la religion de ma vie11. Mon autre frère, mon frère adoptif, c’était toi. C’est de vous deux que mon âme a reçu l’empreinte indélébile de ces impératifs moraux dont l’observation fidèle fait mesurer à l’homme qui est un homme la raison d’être, la valeur et la dignité de la vie : je parle du sentiment de la conscience et du sens de l’humain. Le premier, qu’en dehors des exégèses philosophiques je comprends pour tout ce qu’il enferme de résolution dans l’accomplissement rigide du devoir, la probité de l’esprit, le désintéressement, l’amour du bien, le labeur intègre, la volonté de ne fuir aucune responsabilité comme celle de ne se point satisfaire de la tâche qui reste imparfaite, tout cela, cher Emile, s’inscrit, comme chez Maurice, à chaque page de ta vie, en des traits qui sont pour tous un modèle et, de tous, forcent le respect. Mais que dire alors de ce sens de l’humain dont ton existence entière est la plus émouvante illustration ? Ce sens de l’humain, qui est en toi comme une flamme jamais vacillante, ce n’est pas le devoir théorique et abstrait qui se croit rempli par une adhésion plus ou moins sincère à des dogmes d’égalité ou de fraternité dont on ne s’attachera pas à faire les réalités vivantes redressant, par une projection d’amour, les iniquités tragiques des disparités raciales ou sociales de la vaste famille humaine. Ta pensée n’a que faire des logomachies stériles qui n’offrent qu’un appui verbal aux bras suppliants que nous tend la défaillance des êtres. Le sens de l’humain, pour toi, c’est justement cette effusion d’amour qui reconnaît dans l’homme abattu, si humble et misérable que soit sa condition, et quelle que soit la couleur de sa peau, un frère en humanité, c’est cet élan du coeur qui penche affectueusement sur sa détresse les battements du tien autant que le secours pacifiant de tes mains. C’est l’impulsion spontanée du désir de se donner tout entier, et à tous risques, au combat contre le mal qui l’accable. C’est la recherche opiniâtre, obstinée, inlassable, des raisons et des racines de ce mal, l’angoisse des craintes de son aggravation, la fièvre des insomnies harcelées de cette inquiétude et le bond qui arrache à la couche nocturne pour la course vers la clinique au chevet de l’opéré. Tu ne sais plus, tant ce malheureux t’est devenu cher, s’il est ton frère ou ton enfant. La minutie de tes soins, la délicatesse de tes gestes, la douceur du timbre de ta voix, la caresse de ton regard ont quelque chose de paternel. Je parle de ce que j’ai vu. Défendre désespérément cette chair meurtrie, pourchasser sa souffrance, ranimer le souffle qui va s’éteindre, se battre sans répit dans le duel sans miséricorde contre la mort, sauver des vies, oui, c’est bien là ton sens de l’humain, et qui t’a si hautement désigné parmi les bienfaiteurs de l’humanité. Sauver des vies ! Il me semble, quand je crie ces mots, te voir courir encore sur la ligne de feu de la guerre de 1914, recru de fatigue, écrasé par le surmenage de jour et de nuit, hagard, hirsute, haletant, mais élevant toujours dans tes mains crispées l’appareil de miracle qui, par la transfusion du sang, apporte le salut à tant de milliers d’existences condamnées. Emile, quel orgueil est le mien d’avoir inscrit dans mon destin ton amitié ! Mais ce que je veux te dire encore ici, c’est ce que, grâce à toi, j’ai pu faire de mon côté, dans ce sens de l’humain dont je te devais la leçon. Lorsqu’au crépuscule de sa vie, le vieillard de 80 ans que je suis12 recense son passé et glane, bons ou mauvais, les actes qui l’ont marqué, la gerbe ne lui paraît pas toujours bien opulente de ceux dont il peut s’honorer. Il y a pourtant, dans ma carrière, une oeuvre dont je garde la fierté : c’est l’affirmation du sens de l’humain dans mes créations lointaines d’assistance médicale. Tu les as connues, puisqu’elles s’inspiraient de toi13. Dans les régions tropicales de l’Indochine, dont le magistère me fut un jour confié14, un terrifiant assaut d’épidémies et d’endémies décimait séculairement les populations indigènes ; elles ne pouvaient conserver leur race que grâce à une extrême prolifération ; mais celle-ci encore était attaquée avec fureur par un effroyable ravage de mortinatalité. Comme si ta main guidait mon effort, j’ai organisé pour ces frères jaunes, pour ces parents de notre famille humaine, la croisade de la science mobilisée contre ces fléaux ; j’ai construit avec passion, avec amour, avec bonheur le réseau chaque jour plus vaste et plus serré des formations médicales, et tandis que je dispersais partout les brigades volantes de vaccination et de prophylaxie, partout aussi, autant que je l’ai pu, j’ai multiplié les hôpitaux, les hospices, les maternités, les dispensaires, les infirmeries, les laboratoires, les instituts pastoriens. Quelle récompense a été la mienne lorsque des statistiques sincères ont enregistré, dans une période de dix ans, une augmentation de quatre millions de vivants. Et de quelle étreinte, Emile, tu as emprisonné mes épaules lorsqu’à mon retour je t’ai porté, comme le disciple au maître, cette contribution au sens de l’humain dont tu m’avais enseigné les devoirs15. Dans les temps sursaturés d’anxiété qui sont les nôtres, où les haines internationales et leurs avidités de puissance composent le climat étouffant évoqué par la parole amère de Rousseau, « l’haleine de l’homme est mortelle à l’homme », que de fois nous avons parlé de l’auguste mission de ces devoirs, là-bas, à Prades, face au Canigou, dans l’ombre fraîche de cette terrasse de San-Marti16 où l’hospitalité souriante et heureuse de ta soeur Marie-Louise17 nous accueillait chaque année, toi et moi, ta chère femme et la mienne, et la cohorte familiale de tes enfants et des miens. Jours bénis où la vie nous était affable, et où nous avons vu nos tempes se dépouiller, grisonner, puis blanchir, sans que l’âge ait desséché nos coeurs et atténué la joie toujours si émue de nous retrouver. Maintenant, la terrasse est déserte. Louis n’est plus là. Tu n’es plus là. Les obligations de la vie dispersent nos enfants. Quelques présences fidèles, comme celle du maître Pablo Casals, notre illustre ami, qui est ici pour honorer ta mémoire18, animent parfois le silence de la solitude morose où je revis si mélancoliquement le passé. La plus grande tristesse de vieillir c’est cela, cette solitude. Les visages familiers que l’on aimait, parents ou amis, l’un après l’autre quittent la terre. Et c’est un chagrin, sinon même un remords, que de leur survivre. Quel vide poignant, autour de soi. On se sent comme un vieux chêne, seul dans une forêt foudroyée, et qui ne reste debout sans doute que parce qu’il y a encore dans ses ramures un frêle gazouillement d’oiseaux, celui des petits-enfants. Le coeur n’admet pas, n’accepte pas certaines séparations. Ou du moins, il ne se résigne pas à ce qu’elles soient définitives. Emile, mon Emile, je ne me fais pas à l’idée que tout ait pris fin, et pour toujours, entre nous. Et voici, une fois encore, que mon vieux rationalisme s’écarte, pour laisser monter jusqu’à toi le cri instinctif d’une espérance suprême : « Au revoir ! ». E. Praca Bibliographie Journal Chanteclair, p.175. Pour en savoir plus Cliquer sur : Document historique. Le centre régional de transfusion sanguine de Montpellier. Notes 1 Albert Sarraut (1872-1962) devient Président de l’Assemblée de l’Union Française en 1951. Fondée en 1947, cette Assemblée résulte de la volonté de la 4e République de prendre en compte une République française dans l’ensemble de ses composantes : France métropolitaine, départements et territoires d'Outre-mer, territoires et Etats associés. Son influence diminue progressivement dans les années 1950 où les questions de décolonisation deviennent fondamentales, jusqu’à sa disparition en 1958 (sources : Archives Nationales). |
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