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Le Comptoir Général de Fers et Quincaillerie
de Perpignan
Parc à métaux du Comptoir de fers à Perpignan. Cl. Glaser, 1928. « Vers le milieu du XIXe siècle, les hauts-fourneaux portèrent un coup mortel aux forges catalanes » indique un journal des Pyrénées-Orientales en 19281. Toutefois, à l’examen détaillé de la presse dans la seconde moitié du XIXe siècle, il apparaît que plusieurs forges à la catalane se maintiennent au cours de cette période et parfois même au-delà. La première est celle du dénommé Marie, propriétaire à Prades, dans la vallée de la Têt, encore mentionnée en 1884. Deux autres au moins sont situées dans la vallée du Tech, en particulier dans les communes de Corsavy et d’Arles-sur-Tech. L’une d'elles est celle de Jules Deit, descendant d’une ancienne famille de maîtres de forges à Corsavy, la seconde est celle des Pons à Arles-sur-Tech2. La dernière forge d’Arles-sur-Tech, propriété d’Alexandre Pons, éteint ses feux en 1923, clôturant ainsi un cycle multiséculaire de transformation du fer « à la catalane » dans les Pyrénées-Orientales3. Résistant à la concurrence des hauts fourneaux, les trois forges mentionnées ont pour point commun de constituer une niche économique dans le vaste secteur de l’industrie métallurgique. De fait, la majeure partie de l’industrie extractive fournit le minerai de fer brut aux grandes entreprises métallurgiques, établies dans les principaux centres urbains du Midi de la France. Une autre partie est transformée en fonte fine dans les hauts fourneaux au bois du département. La troisième voie est enfin celle de la production de « fers » pour la quincaillerie-ferronnerie, secteur commercial alors occupé par ces derniers maîtres de forges. Comment s’est réalisée l’organisation commerciale de ce secteur d’activité ? Quelles réponses stratégiques apportent ces dynasties pour le maintien et le développement de leurs activités ? Dans les conditions du libéralisme économique du XIXe siècle, ce secteur apparaît-il encore viable ? L’objet de cet article concerne la famille Deit, dont l’activité commerciale perdure au XXe siècle, sous des formes désormais adaptées à la grande diffusion. « La quincaillerie-ferronnerie », un commerce caractéristique des Pyrénées-Orientales Fondé en 1883 par Léon et Eugène Bardou, fabricants de papiers à cigarettes et imprimeurs à Perpignan, le journal L’Abeille Roussillonnaise reflète en son temps la curiosité intellectuelle de ses auteurs. Brossant le tableau de divers secteurs d’activité des Pyrénées-Orientales, il évoque en effet certains secteurs caractéristiques du patrimoine économique départemental : ainsi en est-il de la « quincaillerie-ferronnerie », activité qui se définit alors comme un commerce d’outillage agricole et ménager. Ce commerce d’objets de consommation courante, fabriqués en bois dur et en fer, repose sur une production locale, caractérisée par sa spécialisation. Le journal énonce dès lors la provenance géographique des objets fabriqués et les limites de cette activité. Ainsi, en matière de production de fer, le département est désormais jugé peu producteur, les fers « dits du pays » provenant notamment des forges de Corsavy. Egalement en Vallespir, la commune de St Laurent de Cerdans fabrique et fait commerce de clouterie, mais cette production est fortement concurrencée par le département de l’Ariège. Au nord des Pyrénées-Orientales, les Corbières produisent pour leur part un genre de bêche localement dénommée « l’achade », « instrument très répandu dans le pays et qui jouit d’une renommée méritée ». Dans le même secteur, le gros bourg de St Paul de Fenouillet, « qui fournit déjà aux merciers », est réputé pour livrer à la quincaillerie des objets en bois dur : roulette en buis, manches de toutes sortes et robinetterie en bois et buis. De cette présentation, il convient de retenir quelques points : le premier est que la « quincaillerie-ferronnerie » est considérée comme un secteur caractéristique de l’économie départementale. Regroupant environ 30 quincailliers dont 13 établis à Perpignan, elle réalise un chiffre d’affaires approximatif de deux millions de francs. Ce commerce découle par ailleurs de l’extraction et de la transformation du minerai de fer, activités dont l’ancienneté n’est plus à démontrer dans le département. Toutefois, les forges de Corsavy, « appartenant à MM. Deit et Pons » occupent désormais, presque seules, ce créneau spécifique et local de la petite métallurgie domestique et des instruments aratoires4. Plus précisément, la ligne Deit investit à la fois le créneau de la production métallurgique et de sa commercialisation. Au début du XIXe siècle, la forge de Corsavy est la propriété de Jean Deit, maître de forges et marchand de fers. Né en 1844, second fils de Jean Deit et de Rose Illes, Jules Deit prend ensuite le relais de son père et apparaît comme un personnage clé de la commune de Corsavy. Nommé en décembre 1870 par le gouvernement de Défense nationale pour commander l’une des batteries des Pyrénées-Orientales, il est ensuite rayé des cadres et figure comme conseiller municipal puis maire de la commune en 1871. Réélu maire à de nombreuses reprises, il apparaît encore comme conseiller municipal à compter de 1892. Conseiller d’arrondissement du canton d’Arles-sur-Tech pendant neuf ans puis conseiller général de 1888 à 1894, sa situation a été renforcée par son mariage dans le chef lieu du département. Négociant à Perpignan, Jules Deit y a en effet épousé en 1876, Julie Dorothée Denise Dorel, fille de Victor Dorel et de Henriette Dalbiez. Le père de la mariée, François Victor Dorel, est lui-même marchand de fers à Perpignan. Cette alliance matrimoniale conforte dès lors la position de Jules Deit dans le négoce des fers au niveau départemental5. En outre, celui-ci occupe les fonctions stratégiques de juge suppléant, juge puis président du tribunal de commerce de Perpignan, de 1880 à fin 1892, année où il est encore réélu. Le Comptoir général de fers et quincaillerie à Perpignan La seconde étape de cette activité commerciale consiste en la formation, en janvier 1902, du « Comptoir général des fers et quincaillerie de Perpignan ». Société anonyme au capital de 950 000 francs, le Comptoir est fondé « par la fusion de deux anciennes firmes honorablement connues, la Maison Jules Deit et la Maison Lesire et Bonrepeaux6 ». Le Comptoir est donc une association de vente, dont le siège social est fixé 19 rue de l’Argenterie à Perpignan, dans l’un des quartiers anciens les plus fréquentés de la ville. La maison de commerce de détail est située 3 rue des Trois-Rois, et les grands entrepôts à l’extérieur des remparts, route de Prades7. En 1905, l’entreprise occupe quatre secteurs d’activité : quincaillerie, ferronnerie, cuivrerie, serrurerie. Elle pratique le commerce de lits en fer, articles de ménage, balances, articles de jardins, fauteuils, chaises pliantes, tables. Elle est dépositaire de certaines marques de pulvérisateurs et soufreuses, appareils à traction, à bât et à dos d’homme, et des coffres forts Bauche, de Reims8.
Au lendemain de la première Guerre mondiale, le capital demeure dans un premier temps inchangé et le siège social toujours fixé rue de l’Argenterie. L’essor de la société est perceptible à la création d’une première succursale à Prades et au développement de ses activités commerciales. Outre la quincaillerie de bâtiment et de meubles, les articles de ménage, de chauffage et de cave, la société étend en effet son commerce aux machines-outils et aux fournitures industrielles, à celui des fers, fontes, aciers, métaux et feuillards9. A la veille des années 1930, la société se place « à la tête de toutes les entreprises commerciales exerçant dans la région, la même industrie » et, pour répondre à l’extension croissante des affaires, le capital social a été porté à 2.375.000 francs. Les magasins de vente ont été transférés sur le quai Vauban, dans l’artère « la plus centrale » de Perpignan, où ils occupent un emplacement de plus de 3000 mètres carrés. Les marchandises, consistant en articles de quincaillerie, serrurerie, outillage, machines-outils, fournitures industrielles, matériel d’entrepreneur, de cave, chauffage, ménage, literie, mobilier de jardin, y sont exposées dans deux immenses halls contigus. A l’arrière des magasins se développe, sur un vaste espace ouvert, le parc à métaux muni d’un imposant portique destiné au déchargement des poutrelles, fers et aciers, composant l’un des stocks « les plus considérables du Midi de la France ». Les livraisons sont effectuées par véhicules à moteur dans un rayon de 50 km10. Le Comptoir des fers dispose désormais de deux succursales établies, l’une à Prades, l’autre à Perpignan, et a créé une filiale, la S.R.I.I., spécialisée dans l’étude et l’exécution de toutes les installations industrielles. Le chiffre d’affaires de 1928, s’élevant à environ 10 millions de francs, permet une vente « bon marché » à la clientèle régionale, clientèle en outre étendue à la province de Gérone avec laquelle la société traite « de nombreuses affaires11 ». Dans une certaine mesure, le comptoir exerce ainsi une action régulatrice sur les prix, en limitant les hausses librement pratiquées par les usines sur leurs produits12. Administration et réseaux de pouvoirs économiques En 1928, le conseil d’administration du Comptoir est présidé par Amédée Reynès, juriste et industriel originaire de Perpignan. Celui-ci, administrateur du Comptoir de fers et Quincaillerie avant d’en devenir le président, est également depuis le début du siècle, président fondateur de la société des Glacières du Roussillon, ensuite devenue Société des Brasseries du Roussillon. Conseiller municipal de Perpignan de 1904 à 1908, également juge (1907-1913) puis président du tribunal de commerce de Perpignan (1913-1921), vice président du comité économique départemental, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1920. Président de la commission des allocations familiales, titulaire de la médaille d’or de la Prévoyance sociale (1930), il est élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur en 193513. Parallèlement, la direction de la société Comptoir de fers et Quincaillerie est encore assurée par Victor Deit, descendant de la lignée Deit, administrateur délégué, et par Louis Palazines, sous-directeur de la société14. L’intérêt des industriels du département a ainsi conduit à l’organisation d’ententes entre promoteurs de produits d’origine différente, ententes créées par la nécessité de faciliter l’écoulement de la production, sans nuire au libre jeu de l’offre et de la demande. Dans le cadre de la concurrence sévissant entre établissements, le Comptoir général de fers et quincaillerie dépasse dès lors en capital les établissements Vergès, autre société également spécialisée dans la quincaillerie et l’outillage. Cette S.A.R.L. au capital de 2 250 000 francs, dont les racines remontent également au Second Empire, est en effet devenue à Perpignan une très importante maison de vente de produits métallurgiques de toute nature. Celle-ci a établi en 1924 de vastes entrepôts de 6500 mètres carrés dont 2500 couverts, situés au centre de la ville et reliés à la Cie du Midi par un embranchement particulier. Spécialisée dans le commerce des fers, fontes aciers métaux, ainsi que dans celui de la petite et grosse quincaillerie, les fournitures industrielles et agricoles, le chauffage, le ménage et la literie métallique, la société est également dépositaire pour les Pyrénées-Orientales des plombs de Penarroya et des zincs de la Vieille Montagne. Elle est enfin représentante exclusive des coffres-forts de marque Fichet, et par l’ensemble de ses activités, participe au tableau du commerce métallurgique dans le chef-lieu15. Fers et grenats : des spécialités perpignanaises Les deux sociétés, Comptoir Général de Fers et de Quincaillerie, ainsi que les établissements Vergès, perdurent dans la seconde moitié du XXe siècle, constituant dès lors à Perpignan les prolongements d’un très ancien et lucratif commerce de « quincaillerie-ferronnerie ». Les comptoirs de fers résultent du phénomène de concentration ayant lieu dans l’industrie métallurgique et s’inscrivent, avec leurs caractères départementaux, dans un schéma national d’organisation commerciale qui anime ce secteur16.
Un dernier aspect caractérise la lignée Deit, la rattachant non seulement à l’ancienne industrie extractive du fer mais encore, spécifiquement, à l’extraction des grenats. On a vu que Jules Deit, maître de forges et marchand de fers à Corsavy et Perpignan, était le gendre de Victor Dorel, né en 1801 à Perpignan, décédé en 1880 à Monaco, marchand de fers dans le chef-lieu. Or Victor Dorel était lui-même le frère aîné de Ferdinand Dorel, né en 1804, pour sa part orfèvre également établi à Perpignan. Les sources archivistiques du début du XIXe siècle permettent donc de relier ensemble deux activités extractives, celle du minerai de fer et celle des grenats17, toutes deux caractéristiques du département des Pyrénées-Orientales. Il n’est pas innocent que la rue de l’Argenterie, siège de l’activité de bijouterie catalane, soit également le siège initial du Comptoir des fers, confirmant l’union de principe entre ces deux activités. De même, cette dernière activité se caractérise par sa longévité : « La bijouterie du grenat est faite de grenats fins qu’on trouve dans les Pyrénées, que des praticiens habiles savent mettre en valeur sur des montures appropriées en or » indique encore un joaillier en 192818. En définitive, il convient d’associer la « ferronnerie-quincaillerie » et la « bijouterie catalane », toutes deux initialement « industries d’art », caractérisées dans les Pyrénées-Orientales par leur longévité. Ces deux branches d’activité sont issues d’un fonds commun ancestral, celui de l’extraction des minerais des Pyrénées-Orientales. La première s’adapte à l’essor général de l’industrie métallurgique et forme de vastes parcs à métaux constitutifs du paysage urbain perpignanais. La seconde, demeurée locale et sans concurrence, constitue dès lors une véritable école19 du bijou catalan, dont Perpignan se fait également une spécialité. E. PRACA
1 L’Illustration économique et financière, département des Pyrénées-Orientales, 1928, p.55. |
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