L’industrie textile à Perpignan
(vers 1750-vers 1850)

A gauche du plan, vaste quadrilatère du « local Gironne », fabrique de coton,
située à Perpignan près du cours de la Basse. (Début XIXe s. Col. Archives ville de Perpignan)

Avant d’aborder le thème de cet article, « L’industrie textile à Perpignan vers 1750-vers 1850 », il convient de s’arrêter quelque peu sur le titre du colloque dans lequel il s’insère : « La Fibre catalane, industrie et textile en Roussillon au fil du temps ». Ce titre à l’intonation relativement cocardière, est en réalité un clin d’œil amical porté à un colloque précédent, tenu à l’université Paul-Valéry de Montpellier en 1997, intitulé : « De la Fibre à la Fripe. Le textile dans la France méridionale et l’Europe méditerranéenne (XVIIe-XXe siècle)1 ».

Depuis cette période, s’est poursuivie sur le terrain roussillonnais une réflexion sur l’histoire de l’industrie et du textile locaux : à l’université de Perpignan, les travaux de Gilbert Larguier et de son équipe de chercheurs en histoire moderne ont côtoyé des travaux d’histoire du droit de grande qualité2. Au plan de la restauration des textiles, s’est tenu un colloque sur le thème : « Les textiles liturgiques, connaissance et conservation3 » ; dans son prolongement, le chapier de la cathédrale de Perpignan est désormais régulièrement accessible au public. Au plan archivistique, l’exposition « Le siècle des Lumières en Roussillon 1715-1789 », promue par les Archives Départementales des Pyrénées-Orientales, a tenté de synthétiser les recherches sur le sujet4. Des travaux d’initiative privée, non moins importants, ont également comblé le vaste champ de la recherche5. Ces initiatives convergentes ont en conséquence détruit un cliché majeur, selon lequel le Roussillon aurait seulement connu deux heures de gloire en matière d’industrie et de textile : l’une au cœur du Moyen Age avec l’apogée du textile médiéval, l’autre au tournant du XXe siècle, avec la « prolifération de l’espadrille ».

Dans l’intervalle, c’est-à-dire pour cette étude, du milieu du siècle des Lumières au cœur de la Révolution industrielle, vers 1750-vers1850, la ville de Perpignan, bénéficiaire d’une croissance démographique forte6, a au contraire été le cadre d’un essor de l’industrie textile : quelles furent les étapes importantes de cette modernisation ? Quels en furent les acteurs et les nouvelles formes de production ? A travers deux implantations majeures, celle de nouvelles filatures de soie au milieu du XVIIIe siècle et celle d’une manufacture de coton dans la première moitié du XIXe siècle, se profilent certains aspects de l’industrialisation perpignanaise, portant témoignage de sa participation à l’évolution nationale.

Panorama de l’activité textile en Roussillon au siècle des Lumières

Si l’on se réfère aux activités textiles existant communément au XVIIIe siècle dans la France méridionale, le travail de la laine, celui de la soie ou du coton, la première place est sans conteste occupée localement par la laine. En 1773, on dénombre en Roussillon 160 000 moutons répartis dans la province, servant notamment au négoce lainier. L’amélioration de la race des « bêtes à laine », préoccupation essentielle des propriétaires et agronomes, est une source de profits concentrés aux mains de grands propriétaires. Au milieu du siècle, la laine de certains troupeaux de la noblesse tels ceux de la lignée d’Oms atteint en Languedoc voisin le cours le plus élevé : « …les marchands de Carcassonne en donnent par préférence … trois livres de plus pour chaque quintal ». A la fin du siècle, la notoriété des toisons roussillonnaises s’étend jusqu’à l’importante région textile de Normandie, comme le souligne Arthur Young en 1787 : « des manufacturiers respectables de Louviers et d’Elbeuf m’assurèrent que la laine du Roussillon est la meilleure du royaume » indique-t-il lors de ses voyages.

La production artisanale occupe dans le même temps une place essentielle. Dans ce secteur, les métiers du paraître connaissent un essor sans précédent : orfèvres et perruquiers, boutonniers et chapeliers mais aussi marchands drapiers ou toiliers témoignent du savoir-faire et de l’abondance de la fabrication. Au milieu du XVIIIe siècle, les corps des métiers du textile comprennent plus de 500 personnes en Roussillon7. Précocement, certains de leurs membres, négociants ou pareurs de draps, ont projeté l’industrialisation de la province.

Les étapes de cette industrie d’étoffes et de fils, à laquelle est associée la teinturerie, sont désormais connues. Dès 1717, un premier projet est initié par un groupe de maîtres pareurs de la commune de Prats-de-Mollo, en Vallespir, qui, passant de l’artisanat à la fabrique, se propose d’établir à Perpignan « une manufacture de draps et autres étoffes de layne ». Malgré l’opposition de la confrérie des maîtres pareurs de la capitale provinciale, le projet est soutenu par les consuls de la ville et une ordonnance favorable est rendue par l’intendant d’Andrezel. A ce projet non abouti, qui en son temps a rencontré le soutien du duc de Noailles8, succède la création d’une manufacture royale d’étoffes et de bas de soie. Son principal entrepreneur, Jean Maris, premier maire de Perpignan en 1737, administre également la manufacture de draps dépendant de l’hospice de la Miséricorde9. Au milieu du XVIIIe siècle, le travail de la soie génère à son tour la création de nouvelles filatures de soie, liées à l’établissement une décennie plus tôt d’une pépinière de mûriers à Perpignan. En amont de cette production, le Roussillon pratique en outre le négoce de « soye crüe » depuis l’Espagne vers la région lyonnaise10.

Parallèlement à l’industrie textile de forme concentrée, existe également une industrie à domicile qui, « sans avoir de manufactures montées », se définit par l’emploi d’un grand nombre d’ouvriers. Située en Conflent ou en Vallespir, celle-ci se développe en particulier dans les régions montagneuses limitrophes de la vallée de l’Aude et de l’Espagne. Des marchands-fabricants y font réaliser, d’une part, des draps communs servant à « habiller les paysans » mais aussi et surtout, une quantité considérable de bas diffusés hors de la province. L’importance de cette activité est remarquable à la fin du XVIIIe siècle : « Nous croyons devoir ranger dans la classe des Manufactures la fabrication d’une très grande quantité de bas de laine tricotés à l’aiguille, qui se fait dans la Cerdagne et le Capcir ; elle occupe une grande partie des habitans de ces deux cantons ; on y fait des bas de toutes qualités, et il y en a dont la beauté et la finesse approchent celles des bas de soie. Cet objet est considérable ; on en exporte tous les ans plus de 200,000 livres11 ».

Aux portes du Roussillon, la concurrence catalane stimule la production locale. Au cours des années 1770, les manufactures de Barcelone sont signalées « pour les beaux draps et autres petites draperies qu’on y fabrique ». Des fabriques de ratines s’ouvrent à Olot, une fabrique de bas de cotons s’installe à Puigcerda et « on est à la veille d’en créer une autre dans Llivia », au centre de la viguerie de Cerdagne. Dans ce contexte concurrentiel, aux confins du royaume, plusieurs entrepreneurs contribuent à l’essor des Guinguettes d’Hix, dont les entrepôts et ateliers textiles sont au siècle des Lumières à l’origine de l’actuelle commune frontalière de Bourg-Madame12.

L’établissement des filatures de soie à Perpignan

Si le travail de la laine est une constante, celui de la soie ne l’est pas moins. Des années 1730 où s’érige à Perpignan une manufacture royale, à la fin des années 1770 où disparaissent les filatures de soie, le Roussillon vit à l’heure de la soie. Cette époque comprend toutefois deux temps : la fabrication des étoffes précède en quelque sorte l’essor de la fabrication du fil de soie, Perpignan possédant une fabrique d’étoffes antérieurement à la création de nouvelles filatures.

Encouragé par la royauté, l’élevage du ver à soie repose d’abord sur l’établissement d’une pépinière de mûriers, dont les travaux débutent en 1741. La rapidité de sa fondation, décidée en quelques mois, doit beaucoup à l’intervention de Orry, ancien intendant du Roussillon et contrôleur général des finances, plutôt qu’à celle de Ponte d’Albaret, alors intendant en place. Selon d’Albaret « la seule pépinière qui restoit en Roussillon fut supprimée en 1736… car quoyqu’il y ait beaucoup de muriers dans la plaine du Roussillon, on y élève peu de vers a soye, nos paysans étant trop paresseux pour s’occuper de cet ouvrage ». La réponse d’Orry est sans appel : « Si les paysans sont paresseux comme vous l’observés …l’occupation d’élever des vers à soye leur conviendra, il ne s’agit que de les animer par quelques exemples…Si, sans avoir fait aucune tentative [les autres intendants] s’étoient déterminés comme vous, à l’abandonner sur la première appréhension de quelques difficultés, cet objet que le Roy veut qui soit suivy, seroit entièrement négligé…13 »

Cette injonction porte ses fruits. La distribution annuelle et gratuite de 2000 à 5000 plants de mûriers en 1745-1746, passe ensuite de 8000 à 10 000 plants. En 1750, le roi exprime l’intention d’en favoriser la multiplication « pour les distribuer gratuitement, non seulement aux gens distingués de la Province, mais aussi au peuple ». Selon un rapport, la pépinière locale serait alors propre à en élever « 60 000 pieds ». Trois ans plus tard, elle comprend 20 000 pieds de petits mûriers, que les intendants font également cultiver au cours Jallais14. Les distributions se poursuivent jusqu’à la Révolution française15. Cette distribution massive et gratuite, soutenue par le pouvoir royal, contribue à l’essor de filatures de soie en Roussillon. En 1752, quatre filatures sont ouvertes à Perpignan16. Les filateurs ou groupes de filateurs sont relativement identifiés : l’un d’eux, Barrau, marchand passementier de Perpignan, exerce une profession directement en rapport avec le fil de soie17. Mais surtout, cette nouvelle activité est due à un noyau de compagnies aux intérêts convergents qui, par leur composition, révèlent l’implication des principaux négociants de la ville.

La Compagnie Brouzet, Méric et Mathieu, tous trois négociants à Perpignan, est, avec celle de Donat, l’une des deux premières compagnies créées en 1751 afin d’entreprendre la filature de la soie. Les Mathieu sont marchands drapiers de père en fils à Perpignan, propriétaires fonciers à Vingrau18. François Brouzet surtout19, caissier des fermes des droits d’impariage et de réal, à l’origine marchand tanneur de Perpignan, est un négociant de grande envergure. Accusé en 1749 de débaucher des ouvriers français vers l’Espagne, il est emprisonné au Castillet puis rapidement blanchi. Son négoce consiste de fait en un vaste trafic financier et de marchandises entre France et Espagne: mouvements de fonds, mais aussi commerce des laines et des soies d’Espagne « pour le service des manufactures du Royaume20 ». Jacques Méric est homme de confiance de Brouzet. Son fils Pierre, également mercadier, sera directeur de l’hôpital Saint Jean de Perpignan de 1780 à 1782, consul en 178221.

La seconde compagnie est celle du négociant Jean Donnat : dès 1751, celui-ci demande le privilège exclusif de la filature de la soie en Roussillon22. Après son retrait de la profession, le relais est pris par son frère, Sauveur Donnat, auquel Jean Donnat a laissé son local et les outils de filage et de moulinage. Une troisième compagnie existe déjà entre Michel Conte, autre mercadier de Perpignan et Françoise Hoguères, également associés pour créer une filature. Ceux-ci profitent des circonstances pour intéresser à leur société Donnat cadet « ayant resté en Languedoc pendant quelques années pour apprendre le tirage et le moulinage des soyes » et « par ce moyen ils se sont procurés le local et les outils dont se servoit précédemment le Sr Jean Donnat son frère ». Vers 1753, Françoise Hoguères, Michel Conte et Donnat cadet sont donc associés, après que Jean Donnat ait abandonné « non seulement sa filature mais encore toute sorte d’affaires, et qu’il sest retiré à la campagne avec sa famille23 ».

Un quatrième groupe d’entrepreneurs comprend Luc Moynier, la veuve Moynier et Grégoire Gironne. Ce dernier, marchand drapier décédé en 1788, est époux de Marguerite Jué, fille aînée de négociant, décédée à Carcassonne en 1821. Originaires du Languedoc, localisés à Sigean au XVIIe siècle, les Jué sont déjà alliés à cette époque aux grandes familles de négociants que formeront les Moynier et surtout les Carcassonne24. Luc Moynier sera pour sa part l’un des directeurs de l’hôpital Saint Jean de Perpignan de 1762 à 1770 et de 1779 à 1783.

Enfin, s’ajoute l’entreprise du juif Salomon Puget, résidant à Avignon et pratiquant le colportage vers Perpignan : « celui-ci faisait depuis longtemps un petit commerce d’étoffes de soye en cette ville où il y vient deux fois l’année ». En 1752, il établit toutefois une filature de soie dans l’arrière pays, sur la commune d’Ille-sur-Têt « où on élève beaucoup de vers à soye », offrant l’avantage de « faire circuler l’argent du commerce de ce juif ». Un temps intéressé par la location de la filature de la manufacture royale, il se rétracte à la mort du propriétaire en 1753. A la fin des années 1760, « homme de bonne vie et mœurs et fidèlle sujet du Roy », Salomon Puget obtient son brevet de maîtrise de marchand drapier à Perpignan, confirmant son rôle dans le commerce du textile et la reconnaissance de celui-ci par la cité25.

En définitive, tout comme elles existent à Carcassonne, dans la région de Nîmes, celle de Lyon ou à Montauban, des filatures de soie sont attestées à Perpignan au milieu du XVIIIe siècle. Le modèle perpignanais est toutefois différent de celui de Montauban où en 1745 a été créée une manufacture royale de tirage de la soie. Répondant en effet à la demande de Donat en 1751, Trudaine et Bertin refusent de lui accorder le privilège exclusif de la filature de la soie, considérant ce procédé comme « préjudiciable au bien du commerce ». Ce parti pris en faveur de la liberté du commerce explique en partie la multiplication des entreprises locales26.

Aspects de la fabrication

Un certain nombre d’incertitudes demeurent quant à ces nouvelles filatures, à commencer par leur localisation : deux d’entre elles, celles de Donnat27 et de Gironne sont probablement situées à la Villeneuve de Perpignan, c’est-à-dire logiquement à proximité de la manufacture royale d’étoffes de soie, comprenant elle-même son propre local. Le volume de main-d’œuvre est également incertain. Un seul document de 1753 recense à Perpignan 22 fileurs, dont 14 travaillant à la journée pour des particuliers, c’est-à-dire hors du cadre qui nous concerne. Ce nombre laisse peu de place à la main-d’œuvre des nouvelles filatures, eu égard à l’existence des compagnies de forts investisseurs et à celle de la filature de la manufacture royale : cette comptabilité mériterait donc d’être rectifiée à la hausse.

En tout état de cause, en période de pointe, les filatures intègrent une partie de cette main-d’œuvre volante ainsi que des ouvriers qualifiés venus du Languedoc voisin, auxquels elles accordent un intérêt particulier : Françoise Hoguères a « prêté gracieusement des outils et donné gratis le logement à François Burlac, venu exprès de Béziers pour travailler au tirage des soies. Il a filé les cocons de la Dame Bezombes, de la Dame Tabarié et ceux de la Société des sieurs Bezombes, Guévignon et autres ». Guévignon, ancien négociant de Lyon établi à Perpignan, est pour sa part associé à Pierre Joseph Besombes, directeur des Domaines du Roussillon, dans le moulinage de la soie.

En 1752, sur les 271 premiers quintaux de cocons destinés à la filature, 261 sont produits à Perpignan et sont aux mains des principaux filateurs. Dès l’origine, Donat, Brouzet et Mathieu font venir « de bonnes fileuses d’Avignon, Alais et du Languedoc ». Leurs compagnies paient les cocons à un « fort bon prix », dans l’espoir donné par l’intendant  « de les en dédommager par quelque gratification, pour les mettre en état de soutenir et augmenter leur établissement et le porter petit à petit à sa perfection ». Des promesses de subventions sont donc faites afin de perfectionner l’outillage, dont l’amélioration est soutenue par des aides de l’Etat : « Ils travaillent tous à la roulette dont on se sert également en Languedoc » indique l’intendant du Roussillon28.

L’inventeur de cette roulette destinée à faciliter le dévidage est l’abbé Bernard-Laurent Soumille, de Villeneuve-les-Avignon (1703-1774). Les nouveaux tours munis de son invention, construits pour approvisionner la province du Languedoc, sont diffusés depuis Montpellier, Nîmes, Alais, Aubenas, Tournon et Villeneuve-les-Avignon ; un modèle est visible à la foire de Beaucaire, et publicité en est faite en Roussillon. Notoirement connu et récompensé pour ses perfectionnements industriels et agricoles, l’abbé Soumille est correspondant de l’académie des sciences de Paris, de Toulouse (1752), de Montpellier (1762). Dans un contexte où les améliorations techniques s’avèrent lentes et nécessaires, il reçoit en 1753 la visite du très libéral Intendant du commerce de Gournay, « faisant le tour du royaume pour les soies », venu le voir pour son invention29. A cette époque, l’administration veut également promouvoir en Roussillon un travail de qualité. Une délégation itinérante de techniciens qualifiés contribue alors à la formation de la main-d’œuvre locale. L’intendance compte beaucoup sur la présence de Guévignon, qui a voyagé en Languedoc pour y apprendre les techniques. Celui-ci est envoyé à Ille « pour démontrer l’utilité du nouveau tour à soyes et roulettes, et donner des instructions nécessaires pour la filature».

Les encouragements accordés sous diverses formes soit à la manufacture royale, soit à la manufacture de l’hôpital sont cependant sévèrement contrôlés lors de la création des filatures de soies. La répartition financière des aides tend à éviter la formation de « monopoles » et se donne pour principe de maintenir la concurrence parmi les entreprises. Cet aspect est particulièrement visible lors du litige dénonçant l’alliance entre Hoguères et Donnat. Pour contrebalancer le « monopole » en projet, l’intendant prévoit de « disposer de gratifications uniquement en faveur de Matieu, Bousquet et Brouset et aux fileurs et fileuses qui travailleront pour eux ». Par contre, le prix d’achat du cocon est maintenu au plus haut cours, c’est-à-dire à celui pratiqué par Hoguères malgré les plaintes de la concurrence : en 1753, le prix des cocons est de 23 sols la livre du pays. Les fileuses gagnent 25 sols la journée, les tourneuses 8 sols, coût plus élevé qu’en Languedoc voisin.

Après 30 ans de contribution à la filature, en 1778, un mémoire considère toutefois la sériciculture roussillonnaise comme condamnée. La pépinière, installée sur le champ d’un particulier, change de propriétaire en 1768 et subit une inondation fin 1772. Le nouveau propriétaire réclame une augmentation de loyer. En 1786 et 1789, elle fournit toujours des arbres, principalement des mûriers, mais aussi des frênes, platanes, ormes et quelques rares « peupliers de l’Amérique » aux notables. Une lettre de 1786 mentionne l’intention du gouvernement de fermer toutes les pépinières du pays. Par ailleurs, à compter de 1777, le brassage des affaires entraîne certains négociants locaux comme Brouzet fils dans des faillites retentissantes.

De la même manière, la fin des filatures de soie est constatée. Serait-elle due au prix trop élevé accordé aux vendeurs de cocons, à la mauvaise qualité de la matière première et au coût trop élevé de la main-d’œuvre locale ? Pourtant, selon certaines indications, la pratique de la sériciculture serait le fait de la population la plus pauvre ; dès 1753, une déclaration recensant des vendeurs de cocons les situe en majorité au quartier Saint-Mathieu de Perpignan. Parmi la main-d’œuvre de journaliers affectés à la filature, la documentation met en exergue le travail des femmes, majoritairement employées au dévidage, ainsi que la précarité de leur condition, liée à l’insécurité de l’embauche30. Toutefois, à l’instar des travaux relatifs à la population lyonnaise, la réalité de la condition des ouvriers de la soie, en période de conjoncture faste comme en temps de crise, mériterait une recherche plus approfondie31.

A l’inverse, accentuant à la fin du siècle l’écart entre revenus maxima et minima, le textile propulse ses promoteurs au rang de principaux contribuables de la ville : c’est le cas de Michel Conte, ou encore de Pierre Mathieu figurant parmi les plus imposés au titre du 20e en 1770. Il en est de même pour Grégoire Gironne, dont la capitation passe de 90 livres en 1775 à 110 livres en 178532. En définitive, les échanges techniques et économiques liés au textile et à la soie en particulier intègrent le Roussillon dans le grand arc de développement courant du Lyonnais au Languedoc33, en passant par la Catalogne. Par cette activité, le siècle des Lumières conforte à Perpignan l’assise d’une frange étroite de la population urbaine, celle de marchands tentés par une première industrialisation ; les héritiers de cette première domination financière et sociale en prolongeront l’influence sous la Révolution industrielle.

Aux origines de l’industrie du coton : le « local Gironne »

A proximité des fortifications et du jardin botanique, autre plan de la maison et jardin appartenant à Grégoire Gironne (Col. Archives ville de Perpignan)

A la fin du XVIIIe siècle, parallèlement au travail de la soie, la province du Roussillon travaille également le coton. A Perpignan, la manufacture de l’hospice de la Miséricorde en expérimente la filature à compter de 178434. A Saillagouse, en pleine localité d’altitude, un fabricant de bas au tricot fait acheminer depuis la région lyonnaise, « une machine rare et précieuse propre à carder et filer le coton » dont un exemplaire est déjà monté à son domicile. Machinisme et production cotonnière pénètrent ainsi au cœur de la province au siècle des Lumières. A l’inverse, à compter de 1793, les entreprises textiles souffrent de la guerre contre l’Espagne. En Cerdagne française, aux Guinguettes d’Hix, les maisons des principaux industriels sont « volées et saccagées d’un bout à l’autre pendant plusieurs jours35 ». Après « l’invasion de l’Espagnol », les nouvelles fabriques du Conflent sont pour leur part « déconcertées dans leur naissance par les ravages de la guerre36 ». Toutefois, la Révolution bénéficie aux négociants fournisseurs aux armées, tels les Méric, que l’on retrouve au XIXe siècle37.

Ce cas est également celui de Grégoire Gironne fils (1762-1825), dont le patrimoine est augmenté de nombreuses adjudications consenties en sa faveur par le Directoire du district de Perpignan38. En 1824, celui-ci figure au 13e rang parmi les 3366 contribuables de la ville, derrière la douzaine de représentants des grandes familles, pour la plupart d’ancienne noblesse : Delfau, d’Oms, Ducup, Pradal, Durand, Çagarriga, Chambon, Bresson, Anglade, Massot, Poyedevant et Delpas de St Marsal39. L’année suivante, âgé de 62 ans, Gironne épouse la propriétaire d’un ancien magasin de modes, veuve d’un miroitier local40. Cette union, en présence du cousin Gagnon fils, directeur de la poste aux lettres de Perpignan, atteste de la continuité du réseau d’alliances contracté au siècle précédent : Gagnon père y fut en effet un actif représentant du négoce interlope aux côtés de Brouzet.

Après le décès de Gironne cette même année 1825, son patrimoine est partagé entre les héritiers. L’essentiel de l’immobilier consiste en deux maisons au cœur de Perpignan, adossées rue des Marchands et rue des Cardeurs, en un puissant domaine agricole proche du chef-lieu, situé sur la commune rurale de Pia et surtout en une vaste propriété à la Villeneuve, dont Gironne faisait sa résidence habituelle. Une transaction entre l’épouse, Marie Fraisse, usufruitière de ce domaine et la tutrice de l’héritier universel, Louis Charles Tolza, jeune fils illégitime de Gironne, conduit à la vente de cette propriété41. Une partie du patrimoine de la rue des Marchands, acquise en 1763 par Gironne père de la branche maternelle Jué, est pour sa part conservée dans la famille et léguée à la lignée Siau : le négociant Antoine Siau deviendra président de la Commission départementale de Sériciculture, promoteur de la méthode expérimentale de Pasteur avec lequel il se lie d’amitié42.

Préalablement à cette renaissance de la sériciculture en Roussillon, le « local Gironne43» sort donc de l’héritage pour être transformé en manufacture de coton. Géographiquement, celui-ci est établi le long de la rive gauche de la Basse, à l’extrémité de la Villeneuve, faubourg enclavé dans l’enceinte fortifiée de la ville, abritant le jardin botanique créé au siècle des Lumières44. Dans son acception soignée, le terme de Villeneuve désigne un espace où se sont greffées quelques propriétés de la noblesse ou du négoce, avec parterres et jardins, maisons de juriste, parfumeur ou apothicaire et de quelques autres. Dès la fin du XVIIe siècle par exemple, François Balalud de Saint-Jean, « directeur général des lits des troupes de garnisons et hôpitaux du Roussillon » s’est porté acquéreur près des fortifications, d’une maison et jardin clos de murailles. A la Révolution, deux maisons et jardins appartiennent encore au procureur fondé à Paris de l’intendant de Bon et de Matheu. Elles seront acquises en l’an 11 par Gironne.

Expression polissée traduisant la présence de belles propriétés, également connue sous le nom de Blanqueries ou Tanneries de Perpignan, l’enclave de la Villeneuve apparaît toutefois comme un espace partagé. Comptant une soixantaine de maisons, ce faubourg inclut surtout une proportion importante de petites ou grandes tanneries, formant l’essentiel de son occupation. Plus largement, il accueille toute une gamme d’activités de transformation : lavage des laines, tissage -de deux tisserands, l’un est locataire de Gironne- boucherie et « faiseur de cordes pour instruments de musique », tannage et ganterie, mais aussi fabrique d’eau de vie, amidonnerie, etc45. Malgré les difficultés de déplacement -un seul pont relié à la ville-, le site se distingue par son animation, une concentration de domesticité et de main-d’œuvre, l’importance croissante des bals populaires et champêtres : dès 1826, on y dénombre une quarantaine d’ouvriers tanneurs, profession à laquelle appartient la branche maternelle de l’héritier Gironne.

Particulièrement entretenu, le domaine Gironne apparaît comme un site exceptionnel de la Villeneuve. Composé d’« une maison, deux parterres, deux graviers, un atelier pour la laine, une remise et écurie », il s’agit d’un bâtiment quadrangulaire, clos sur lui-même, dont deux ailes comprennent un corps d’habitation surélevé sur deux étages. En vis-à-vis, devant la Basse et le long des fortifications, s’étendent les deux ailes des magasins à laine, uniquement en rez-de-chaussée. Ce vaste quadrilatère s’ouvre sur une cour intérieure dans laquelle s’étendent d’abord des parterres fleuris d’une centaine de pots d’orangers. Dans leur prolongement, un espace gazonné est planté de bosquets d’arbres aux quatre angles. Le second espace latéral sert à l’étendage des laines lavées. Derrière le corps principal, un second et vaste jardin privé court jusqu’à la pointe des fortifications, longeant le jardin botanique de la ville. L’ensemble est orné d’arbres de haute futaie et d’essences rares, dans le goût du siècle des Lumières46. En 1825, selon les estimations de la mairie ou de l’armée, l’immense « local Gironne » pourrait loger de 200 à 400 individus.

L’implantation de l’entreprise Vimort-Maux 

Sous la Restauration, en se rendant maître de cet espace stratégique, la municipalité perpignanaise ainsi que l’armée y voient une occasion de contrôle sur la ville. Le local, finalement cédé à la ville, est dans un premier temps transformé en couvent dévolu aux Dames du Sacré Cœur. Les circonstances de cette brève implantation, de 1828 à 1831, sont désormais connues.

Placée depuis 1819 sous le mandat du baron Desprès, homme d’Ancien régime, Perpignan vit « sous le signe de la réaction » : quadrillage des quartiers par une cohorte de commissaires, limitation des danses publiques, interdiction des déguisements lors du carnaval47. Cette administration autoritaire s’accompagne du soutien inconditionnel de l’Eglise, dont l’emprise cléricale est renforcée par l’arrivée en 1824 de l’évêque Saunhac-Belcastel. Une première période porte alors sur le rétablissement des établissements de piété et la réorganisation de l’apprentissage du culte. A cette date est fondé le petit séminaire de Prades suivi en 1826 de la nouvelle construction du grand séminaire de Perpignan, établissement d’enseignement religieux dont la direction est confiée à l’abbé Naudo48. Dans l’intervalle a eu lieu la réorganisation de la communauté des religieuses de Sainte Claire, destinées à la vie contemplative : les religieuses survivantes à l’Ancien régime sont réunies en communauté cloîtrée au sein du monastère de la Monnaie, voisin de l’ancien couvent royal. En 1826, leur maison est à nouveau autorisée49.

Dans cette perspective où les femmes sont désormais vouées aux établissements de piété, s’affirme la reprise en mains de l’éducation féminine : la municipalité se propose d’acquérir le local Gironne pour y établir « un pensionnat de religieuses et une école de la doctrine chrétienne ». Fin 1825, une estimation en fixe la valeur à 55 000 francs. La vente à la ville, seul adjudicataire, a lieu en novembre 1826 sur la mise à prix de 54 900 francs et l’adjudication atteint la somme préalablement convenue de 55 000 francs50. En 1828, la municipalité met dès lors le local Gironne à la disposition de la congrégation des Dames du Sacré Cœur, pour y élever « les jeunes filles des premières maisons du pays51 ». Au grand ravissement du préfet52, cette « maison d’éducation pour le sexe » dirigée par les religieuses du Sacré Cœur de Jésus devrait comprendre d’une part des classes d’arts, d’agrément et parloirs « pour l’éducation des demoiselles », d’autre part, des salles d’instruction gratuite et de travail pour les filles pauvres53. La même année, le conseil municipal consent un supplément de 10 000 francs de travaux d’aménagement, pour l’établissement de locaux d’études et de dortoirs. Leur réception a lieu en mai 1830.

L’existence de ce pensionnat s’avère toutefois brève : si son ouverture était prévue le 15 novembre 1828, elle s’achève le 23 février 1831. Dans l’intervalle en effet, la Révolution de 1830 et surtout les révoltes anticléricales de février 1831 sont à l’origine du départ des religieuses. Le 20 février, le Grand Séminaire est mis à sac, provoquant la fuite de l’abbé Naudo. Le lendemain, le couvent des Dames du Sacré Cœur est menacé, en raison sans aucun doute des dépenses démesurées dont il a fait l’objet : « près de 80 000 francs » sur un budget municipal d’environ 200 000 francs. Les religieuses trouvent ensuite refuge dans une maison privée rue Saint Sauveur, auprès de la lignée des Çagarriga54. La nouvelle municipalité pour sa part, considérant  la précédente « cession à perpétuité du local ci-devant Gironne » comme « une véritable aliénation », récupère son coûteux domaine. Après plusieurs années de vacance, celui-ci est loué à compter de 1835-1836 à l’industriel Denis Vimort-Maux.

Personnage du tournant du siècle, Denis Vimort est né en 1803 à Villefranche-sur-Saône, dans le département du Rhône, mais ses attaches sont perpignanaises. Fin 1827, âgé de 25 ans, il épouse à Perpignan Marie Maux, fille de propriétaire55. En réalité, la lignée Maux se compose également de juristes : Thomas Bertran, grand-père maternel de Marie Maux, fut avocat à la Cour sous l’Ancien régime. Emigré à la Révolution, il revient ensuite en France où il termine ses jours. En 1823, la mère de Denis Vimort est décédée à Perpignan56. L’année suivante, son père, Annet Vimort, originaire de Noirétable (Loire), alors lieutenant de la gendarmerie royale de Perpignan, épouse en secondes noces Brigitte Anglade, témoignant d’une bonne intégration dans le chef-lieu. Agée de 41 ans, celle-ci est en effet fille d’Augustin Anglade, en son vivant juge aux affaires criminelles et professeur de droit à l’université de Perpignan. Elle est cousine de François Gagnon, vice-consul d’Espagne et de Paul Massot, docteur en chirurgie, tous deux anciens et dignes représentants de la bourgeoisie éclairée du XVIIIe siècle57.

Située au cœur d’une région textile dominée par la ville de Lyon, Villefranche-sur-Saône accueille d’abord le jeune couple Vimort-Maux, avant qu’en 1830 celui-ci ne revienne s’établir à Perpignan où il installe une entreprise textile. Dans l’intervalle, l’Etat procède au remboursement des biens confisqués pour cause d’émigration et le couple bénéficie d’une donation de 6000 francs sur l’héritage tardivement récupéré de l’aïeul maternel58. Denis Vimort change alors son statut de négociant en celui de manufacturier. Cette installation réactive en quelque sorte, en l’actualisant, le réseau de relations unissant la région lyonnaise aux Pyrénées-Orientales, solidement tissé au siècle précédent.

La fabrication du coton

En réalité, la création par cet entrepreneur d’une filature de coton et d’une teinturerie date donc de 1831, sa localisation initiale restant toutefois à préciser59. En 1832, ses activités sont étendues à la fabrication d’étoffes en coton « appelées jaspées et en catalan Sal y Pebre », pour l’habillement des hommes, puis réorientées l’année suivante vers la teinture et l’apprêt des étoffes de soie et de laine. En 1835 débute le tissage de rubans de coton ainsi que la fabrication d’ouates et de cotons cardés servant au piquage de couvertures, à laquelle succède en 1836 la fabrication complète de couvertures : c’est à cette époque que l’entreprise est transférée au local Gironne. Elle fabrique également des toiles à voiles pour la navigation et prévoit bientôt la fabrication d’ouates de chanvre.

Surtout, cet industriel des bords de la Saône est à l’origine de l’introduction en Roussillon du « métier à tisser à la Jacquart ». Seule existante de son espèce à Perpignan, son entreprise de teinturerie, de filature et de tissage de coton comprend une centaine d’ouvriers. Jusqu’au Second empire, cette grande entreprise contribue ainsi à la transformation du paysage industriel local et la percée des tissus de coton se confirme en Roussillon.

En résumé, l’établissement fabrique toutes sortes de laines et de cotons : il « file, tord, teint dans toutes les nuances les cotons pour bas et prépare la laine filée destinée au même usage ». Lors de son installation, Vimort-Maux aurait « fait confectionner sur les lieux et sans modèles toutes les constructions et machines nécessaires pour monter ses ateliers ». En réalité, une telle assertion évite la divulgation d’éventuels « secrets de construction » par son auteur, amenant de la région lyonnaise ses connaissances techniques. Elle met toutefois en relief ses compétences, bien qu’en filature, les progrès de la mécanisation soient localement limités : en 1836, alors que les machines à filer et à carder sont ordinairement mues par la vapeur, Vimort-Maux doit faire installer un manège hippomobile entraînant une roue pour actionner ses machines, en raison notamment de l’irrégularité du cours de la rivière.

A l’inverse, l’innovation contribue au développement de la productivité. Celle du tissage est notamment augmentée par un mécanisme de ventilation des liquides ou apprêts imprégnant les fils de chaîne. Chez les tisserands, cette imprégnation, empêchant les fils d’adhérer entre eux, se fait par de l’eau de son pour le lin, ou de la pâte de boulangerie délayée dans de l’eau chaude pour le chanvre. Elle conduit ensuite à attendre le séchage de la matière ainsi parée, ou à la faire sécher lentement par une ventilation manuelle. En réduisant les délais de fabrication, l’innovation technique favorise pour sa part la rentabilité de l’entreprise.

En 1843, l’industrie Vimort-Maux occupe environ « 100 personnes soit au moins 30 000 journées par an ». En une journée, le volume de production s’élève à « 500 ouates en coton », auxquelles s’ajoutent les ouates en chanvre et des toiles à voile. La notoriété des ouates perpignanaises, dont le modèle est avant tout lyonnais, s’étend « dans une grande partie de la France ». Le système industriel contribue dès lors à une baisse des coûts de production : les couvertures de fil et coton, dites avanos, sont à la fois « perfectionnées et bon marché ». Dans les dentelles catalanes, l’entreprise provoque également le remplacement du fils d’Orne, autrement dit du fil d’Alençon, par le « fil de coton plus beau et plus solide et au coût d’un tiers moins élevé ». En conséquence, bénéficiant également d’une baisse des coûts de production, la dentellerie artisanale, si elle ne progresse plus, se maintient localement.

Enfin, depuis 1843, le renouvellement du bail des locaux permet une extension de la manufacture, tournant désormais à plein régime. Le loyer porté de 1800 francs à 2200 francs par an, englobe en effet une nouvelle filature de soie dirigée par l’ancien militaire Nicolas Augé, fervent adepte d’un nouvel essor de la culture du mûrier et de l’éducation des vers à soie en Roussillon. Cette nouvelle impulsion n’a rien de surprenant, dans la mesure où un membre de cette lignée fut, au XVIIIe siècle, le commis du grand négociant François Brouzet. Augé, du local Gironne, ainsi que Siau de la rue des Marchands, tous descendants des filateurs du siècle des Lumières, deviennent donc porte-parole de la renaissance séricicole en Roussillon, sensible dans la seconde moitié du XIXe siècle60.

A terme, l’entreprise Vimort-Maux est couronnée par la Société Agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales, rappelant que « le métier Jacquard… a changé la face de l’industrie lyonnaise ». A l’aide de ce métier en effet, « un ouvrier seul peut exécuter les dessins les plus riches et les plus variés sur drap, couverture, tenture d’église etc. ». En 1849, Farrail, chef d’atelier de la manufacture, obtient ainsi une médaille d’argent « pour la fabrication d’un tapis avec le métier à la jacquart dont il a fait les cartons ».

De la même manière, l’élan industriel impulsé par l’entreprise est au début du Second empire salué par la municipalité de Perpignan. Toutefois, la dynamique industrielle est dès lors sacrifiée à la politique d’urbanisation de la ville : plusieurs fois sur le point d’être mis en vente pour renflouer son prix d’achat, le « local Gironne » avec son jardin est finalement vendu par lots, en une période d’essor économique dûment constatée par le conseil municipal61. Incitée à tirer bénéfice de cette manne foncière, la municipalité procède à un vaste lotissement de la Villeneuve, assorti de son désenclavement sous la poussée de la pression démographique. Le plan d’aménagement fait ouvrir une nouvelle porte dans la muraille du faubourg, prescrit l’alignement et l’élévation des maisons neuves, instaure une rue rectiligne entre la manufacture et la Basse. La rénovation urbaine, également liée à l’essor du chemin de fer, active l’industrie des travaux publics qui se substitue désormais à celle du textile, ou du moins en occulte la poursuite locale sous sa forme concentrée.

Conclusion : la question sociale

La transformation urbaine de la Villeneuve fait suite à la transformation environnementale qu’y a imprimée, au moins sur le site du local Gironne, l’activité industrielle. La partie la plus spectaculaire en est la dévastation du jardin, aboutissant à l’éradication des arbres à haute tige faisant, selon Augé, de l’ombre à ses plantations. Par leur dépôt, les crues fréquentes de la Basse, dont la manufacture est plusieurs fois victime, provoquent par ailleurs un exhaussement des terres, au point que le niveau des prises d’eau servant à l’arrosage des jardins doit être rehaussé62. L’industrialisation laisse également une empreinte dans les mentalités : en 1844, les habitants s’inquiètent de l’implantation possible d’un gazomètre servant au nouvel éclairage au gaz de la ville63. En 1846, les milieux du commerce souhaitent que le futur chemin de fer traverse la Villeneuve ou tout au moins en longe les murailles64.

Dans ce quartier moins densément peuplé que le reste de la ville -312 habitants en 1846- mais non moins animé, qu’en est-il dès lors des opinions de l’importante main-d’œuvre de la manufacture Vimort-Maux ? Quelle en est d’abord la composition, quelle en est l’influence, en bref, comment s’y pose la question sociale ? Les seuls éléments en notre possession impliquent la répartition de la main-d’œuvre en ateliers, et l’existence d’une main-d’œuvre à la fois féminine et masculine. En effet, selon la Société Agricole, scientifique et littéraire, employant dès l’origine un personnel entièrement pris parmi les habitants de Perpignan, étranger à ce type industrie, Vimort « a dû dresser un à un ses ouvriers, hommes ou femmes ». Comment fut perçu ce « dressage » technique ? On ne peut dans l’immédiat qu’en imaginer l’autorité, dans un cadre de travail militarisé : des locaux peints en « vert d’artillerie » lors de la création de la manufacture, un directeur de filature ancien militaire.

Quelles sont les conséquences d’une telle autorité ? La question reste posée. Toutefois, le contexte politique et social de la Villeneuve est partiellement connu. En 1830, le quartier des Tanneries est à l’origine d’un modèle de fête champêtre dont le produit est consacré au secours des victimes parisiennes lors de la Révolution libérale : « les ouvriers des diverses fabriques ont voulu contribuer avec les chefs d’établissements aux frais de la fête, afin que le produit en revint intégralement aux familles auxquelles il était destiné65 ». Ce rapprochement entre ouvriers et patronat est toutefois consommé en 1839, par la création d’une société de secours mutuels des seuls ouvriers tanneurs. En 1843, l’implantation de la filature de soie au local Gironne « sur le modèle des Cévennes » coïncide avec le début des grands regroupements mutualistes aboutissant à l’affrontement entre républicains et conservateurs66. Au lendemain de la Révolution de 1848, la maladie du ver à soie et le refus de subventionnement des magnaneries entraîne la fermeture de nombreuses filatures artisanales, épargnant l’industrie Vimort et Augé67. Eu égard à ce large contexte, on ne peut dès lors supposer que cette entreprise d’une centaine d’ouvriers soit restée à l’écart de la vie sociale de son temps, et ce champ de recherche demeure donc ouvert.

En définitive, malgré ses limites, cette étude a toutefois tenté de démontrer deux points essentiels : d’une part, dans le sens des travaux de Gilbert Larguier et selon l’expression d’Etienne Frénay, que « la vie politique moderne naît et s’exprime à travers cette vie sociale, héritée du XVIIIe siècle » et d’autre part que les réussites industrielles de la ville de Perpignan sont finalement moins rares, sinon plus importantes qu’il n’y paraît.


E. PRACA
Membre associé au CRHISM
 de l’université de Perpignan

Bibliographie

E. Praca, « L’industrie textile à Perpignan (vers 1750-vers 1850) », in La Fibre catalane. Industrie et textile en Roussillon au fil du temps, actes du colloque 2005 de l’APHPO, Perpignan 2005, p.67-93.

Notes

1 Actes publiés par le Centre d’histoire moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries, université Paul-Valéry, Montpellier, 1998.
2 Les titres en sont énoncés dans les notes.
3 Colloque à l’initiative de l’Association culturelle de la cathédrale, avec la participation du Centre Départemental de Conservation et de Restauration des Œuvres d’Art, du service des A.O.A, de la Commission diocésaine d’art sacré, Perpignan, Palais des rois de Majorque, 17-4-2004.
4 Exposition à l’initiative de l’Association pour la Promotion de l’Histoire dans les Pyrénées-Orientales, Perpignan, Archives Départementales des Pyrénées-Orientales, 14 octobre-31 décembre 2004.
5 FONQUERNIE Laurent, « La Manufacture Royale d’étoffes de soie de Perpignan. Un essai d’industrie de luxe dans la première moitié du XVIIIe siècle en Roussillon », SASL t. 109, Perpignan, 2002, p. 331-343.
6 1000 habitants sous l’Ancien Régime, 23 000 vers 1850.
7 Rodriguez Rachel, Les métiers du textile en Roussillon au XVIIIe siècle, maîtrise ss. dir. G. LARGUIER, Perpignan, 1996, p. 3.
8 ADPO, 112EDT1152. Mention du non aboutissement dans 1C1114.
9 FONQUERNIE Laurent, « Jean Maris (1696-1753), biographie du créateur de la manufacture royale d’étoffes et bas de soie de Perpignan », La Fibre catalane, industrie et textile en Roussillon au fil du temps, acte colloque de l’A.P.H.P.O, Perpignan, éd. Trabucaire, 2005.
10 ADPO, 1C1080.
11 CARRERE J. F., Voyage pittoresque de la France, Paris, 1787, p.71.
12 GOUGES Maurice, « La Cerdagne française au 18e siècle », SASL n°76, 1961, p.85-99. BLANCHON Jean-Louis, « Hix : les guinguetttes d’Hix Bourg-Madame », Conflent n°45, 1968, p.111-125.
13 ADPO, 1C1079. Orry demande l’établissement de deux pépinières, à Perpignan et en pays de Foix.
14ADPO, 1C1079 et 1C1213.
15 Abbé MARCE, Essai, p.8.
16 BRUTAILS J.A., « Notes sur l’économie rurale du Roussillon à la fin de l’Ancien Régime », SASL 30e volume, 1889. Il faut y corriger la mention de « François Noguères » en celle de Françoise Hoguères.
17 Sauf mention contraire, les principales mentions sont issues des ADPO, 1C1079 et 1C1080.
18 Internet comportant un extrait de « Notes de famille (1665-1828) » par Auguste Dalbiez, ressaisies par Dominique Dalbiez, à partir d’une copie de document original annoté par M. Muchart en 1972.
19 LARGUIER Gilbert, p.241 in Nouvelle histoire du Roussillon, éd. Trabucaire, Perpignan, 1999 ; égal. « Textile et travail des pauvres en Languedoc et en Roussillon », in De la Fibre à la Fripe. Le textile dans la France méridionale et l’Europe méditerranéenne (XVIIe-XXe siècle), Actes de l’université Paul-Valéry, Montpellier, 1998, p.187.
20 ADPO, 1C1050.
21 Concernant l’hôpital, se référer à PERCHE Caroline, L’assistance publique à l’enfance dans la province du Roussillon (1686-1789), thèse de droit, université de Perpignan, 2 t., 974 p., 2002.
22 ADPO 1C1079, Etat de la quantité de 1752.
23 ADPO, 1C1080. Le patronyme Hogueres étant rare au XVIIIe siècle en Roussillon, Françoise Hoguères et le nommé Joseph Hogueres semblent de la même famille. La fille de ce dernier épousera l’important relieur et libraire Martin Agel.
24 ADPO, 5Mi428, mention dans acte du 7-2-1825 et TORREILLES Philippe, Mémoires de M. Jaume, 1894, Perpignan, p.203-204. Grégoire Gironne et son épouse résident rue des Marchands. Sur les Carcassonne, cf. LARGUIER Gilbert, « Moïse Carcassonne et les juifs en Languedoc au XVIIIe siècle », in Les minorités religieuses dans la France méridionale à l’époque moderne, université de Perpignan, table ronde du 2-4-2004.
25 ADPO, 1C1080 et 10Bp15 : brevets de maîtrise, 1768-1778. Ces années se caractérisent par un nombre important de brevets de maîtrise de « marchand drapier, toilier et quincailier ». Pierre Fau(x), Jean Gillis cadet, Jean Baptiste Gaillard (1768), Joseph Sabatier (1769), accèdent à la maîtrise à Perpignan, ainsi que Salomon Delpuget, se substituant à David Vidal Hain Delpuget, qui avait obtenu l’un des 8 brevets créés par édit de mars 1767.
26 Dès les années 1740 d’ailleurs, le gouvernement a abaissé pour le Roussillon les tarifs des douanes applicables aux soies.
27 ADPO, 1C1116.
28 ADPO, 1C1079 et 1080.
29 COULONDRES M. A. « Journal de l’abbé Soumille », Bulletin Société Scientifique et Littéraire d’Alès, tome XI, p.126-243. Gournay (1712-1759), intendant du commerce à compter de 1751, opposé aux privilèges des corporations, est auteur de la maxime: « laissez-faire, laissez-passer », traducteur des premiers ouvrages d’économie publiés en Angleterre. Egalement AD Hérault, C2523 : pension accordée à Soumille, inventeur avec Mège d’un tour à tirer la soie.
30 ADPO, 1C1079 et 1C1080.
31 Voir par ex. : GARDEN Maurice, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1975.
32 Rodriguez Rachel, Les métiers du textile en Roussillon au XVIIIe siècle, maîtrise ss. dir. G. LARGUIER, Perpignan, 1996, p. 14 et 11.
33 En direction de Carcassonne.
34 LARGUIER Gilbert, De la Fibre à la Fripe. Le textile dans la France méridionale et l’Europe méditerranéenne (XVIIe-XXe siècle), op.cit., p.178.
35 ADPO, L641.
36 ADPO, L482.
37 Association bancaire Méric-Mouran, dont les activités se répartissent entre France et Espagne.
38 Sur le patrimoine Gironne, cf. en particulier ADPO, 3E14/157.
39 AC Perpignan, G1/105, matrice des contributions 1824-1825. 1860 francs de revenus imposables.
40 ADPO, 5Mi428.
41 ADPO, 3E14/159.
42 Biographie anonyme « Antoine Siau », Journal des Pyrénées-Orientales illustré, fascicule XXXIV, p. 276-277.
43 Les principales sources et plans concernant le local Gironne, l’implantation de la manufacture Vimort-Maux et la vente par lots sont : AC Perpignan, 1M17, et délibérations municipales de 1829 à 1844 : 1D1/5 à 1D1/10.
44 Description de la Villeneuve dans FRENAY Etienne, in Histoire de Perpignan, ss dir. WOLFF Philippe, Toulouse, Privat, 1985 p.183-184.
45 AC Perpignan, G1/30, G2/2, G1/131.
46 Description d’après AC Perpignan 1M17, plan 1825 et ADPO, 3E14/157.
47 FRENAY Etienne, in Histoire de Perpignan, ss dir. WOLFF Philippe, Toulouse, Privat, 1985 p.188-191.
48 GUIBEAUD, Journal Illustré des Pyrénées-Orientales, rubrique Galerie roussillonnaise p.194 : abbé Naudo (1794-1848).
49 Hernandez Laurent, Mère Anna Maria Antigo et les Clarisses de Perpignan du XVIIe siècle à nos jours, catalogue d’exposition, ville de Perpignan, 2002, p.42.
50 ADPO, 3E14/159.
51 Annuaire statistique et historique des Pyrénées-Orientales, 1834 ; Frenay Etienne, Dans les Pyrénées-Orientales, notre école au bon vieux temps, Le Coteau, 1990, p.XXIX.
52 ADPO 1250Per4, Journal de Perpignan et des Pyrénées-Orientales, circulaire du 29-10-1828, p.326.
53 Catalogue des évêques d’Elne, p129 et supplément.
54 Annuaire statistique et historique des P.-O., op.cit., 1834.
55 ADPO, 5Mi428 et 3E28/56.
56 AC Perpignan, 3E50.
57 AC 2E2/34. Fils d’un propriétaire et de Marie Coste. Chevalier de Saint-Louis et de la Légion d’honneur, Annet Vimort est ensuite nommé à Mende commandant de la gendarmerie de la Lozère.
58 ADPO, 3E28/56 et 3E28/62.
59 Sauf mentions contraires, pour la fabrication du coton, cf. Bulletins de la SASL, Perpignan, tome 3, 1836 à tome 8, 1851.
60 Sur cette renaissance de la soie, SASL tome 8, 1851 à 24, 1880 et séquents.
61 ADPO, 803Per8, Journal du département des Pyrénées-Orientales, conseil municipal de la ville de Perpignan, séance du 14-5-1851, discussion du budget de 1852, séance du 4-6-1851 et suivantes.
62 AC Perpignan, 1D3/1 pièces à l’appui des délibérations municipales, octobre 1842.
63 AC Perpignan, 1D1/10 du 8-4-1844. Pétition des habitants de la Villeneuve demandant que l’établissement du gazomètre soit fait ailleurs que dans le jardin Gironne.
64 Frénay Etienne, op.cit., p.203.
65 ADPO, 1250Per4, Journal de Perpignan et des Pyrénées-Orientales, 1830, p.326-327.
66 PRACA Edwige, Les sociétés de secours mutuels et leur union dans les Pyrénées-Orientales, éd. Trabucaire, Perpignan, 2000, p. 20 et 24.
67 ADPO, 803Per9, Journal des Pyrénées-Orientales, 30-11-1849, 7-12 et 18-12-1849 : article de Augé.

 

 
 
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