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L'activité sandalière dans les pré-Pyrénées
orientales et occidentales (milieu XIXe siècle - 1914) Salle d’ourdissage de l’usine Sans et Garcerie à Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales). (Col. part.). Souvenir d'un atelier d'espadrilleur... Réminiscence aux couleurs de la toile et au toucher rugueux de la corde... Et puis, un jour, aux sensations venues de l'enfance se mêle un besoin d'Histoire. Mais, la fabrication d'espadrilles n'appartient pas qu'à ma seule mémoire, tout comme elle n'appartient pas qu’à l'histoire anecdotique de métiers ancestraux. Elle participe à une Histoire plus large, celle des communautés et de leurs territoires, celle du rapport des hommes aux espaces passés et présents, « vécus » et lointains. L'intérêt porté à la communauté ou au jeu d'échelles naquit au gré des archives et des témoignages. Celui-ci se mua, par la suite, en outil d'analyse à la lecture de riches travaux dont ceux, en particulier, d'E. Lynch (1) et J. P. Jessenne (2) sur les rapports entretenus entre les collectivités villageoises et les différentes unités politiques. A ce désir de mise en perspective, la démarche engagée tente d'associer une réflexion sémantique. Par exemple, le terme d'« espadrilleur » pour désigner la profession est peut-être plus adéquat que celui de « sandalier » (3). En effet, durant la période, la corde et la toile constituent les matériaux majeurs et ce n'est que plus tard que le caoutchouc, en particulier, est intégré rendant le terme général de « sandalier » plus approprié pour désigner la profession. Néanmoins, le terme de sandalier est fréquemment utilisé au fil des pages qui suivent car il est le plus usité y compris chez les fabricants et ouvriers. Quant au mot « activité », son emploi cherche à rendre compte d'un processus qui sort du cadre de la seule confection des chaussures. Au XIXe siècle, de plus en plus d'habitants ont leur destin lié, d'une manière ou d'une autre, à ce secteur économique. L'activité s'affirme aux deux extrémités de la chaîne pyrénéenne, d'abord timidement, puis de façon plus marquée au cours de la seconde moitié du siècle jusqu'à paraître florissante à la veille de la Grande guerre. La fabrication d'espadrilles, pluriséculaire, prend son essor quand tant d'autres activités traditionnelles dépérissent en France (4). Cette singularité, par rapport à une histoire économique qui pourrait paraître exempte de toute aspérité, constitue le point de départ d'interrogations. L'une d'entre-elles porte sur les logiques auxquelles participe l'essor de cette fabrication ancestrale dans les pré- Pyrénées atlantique et méditerranéenne à une période où la nouvelle donne économique marginalise certains espaces, notamment de moyenne montagne. Le parti pris consistant à retenir dans cette étude les deux extrémités de la chaîne procède d'un double constat. Tout d'abord, l'activité se développe avec une chronologie relativement proche dans des espaces qui ont en partage la proximité montagneuse mais aussi maritime. Néanmoins, une approche à plus grande échelle révèle des différences géographiques qui peuvent influer sur le devenir des activités économiques. A l'ouest, la géomorphologie révèle une série sédimentaire plissée, peu faillée, à l’origine d'un paysage vallonné de piémont. La commune de Mauléon, parcourue par le Saison, est la principale ville de la Soule et doit une large partie de sa prospérité économique à l'activité sandalière. A une trentaine de kilomètres de Mauléon la Basque, Oloron-Sainte Marie, capitale du Haut-Béarn se situe à la confluence des gaves d'Aspe et d'Ossau. Si la fabrication d'espadrilles n’occupe pas la place qui est la sienne à Mauléon, elle n'en connaît pas moins un net essor dans cette commune et dans d’autres des Basses-Pyrénées (5). Le Haut-Vallespir, quant à lui, constitue la marge orientale de la chaîne pyrénéenne. La formation de roches plutoniques, les rejeux tectoniques et l'érosion ont façonné un paysage plus accidenté que celui de Mauléon ou d'Oloron. La ville de Saint-Laurent-de-Cerdans, principal centre de la fabrication sandalière des Pyrénées-Orientales, plus proche de la zone axiale que ses homologues occidentales est aussi à une altitude plus élevée dépassant les 650 m. De façon générale, les passages sont plus étroits et difficiles à l'est ce qui peut avoir des conséquences sur les voies de communication et, par ricochet, peser de façon différente sur l'évolution économique. Le choix de porter le regard sur ces deux espaces est également motivé par des attentes assez proches de celles de « l'expérience comparative» (6) qui constituerait « une boîte à outils, un gisement de réflexions qui en confrontant des situations historiques, offrent de nouvelles perspectives dans la recherche, la reconstitution et l’interprétation des faits » selon C. Thibon (7). L'appréhension à parts égales des similitudes et des différences est un champ à explorer pour comprendre certaines logiques socio-économiques et spatiales. Ce travail de mise en parallèle est conditionné par l'accès aux sources. Pour la partie orientale de la chaîne, les archives utilisées proviennent essentiellement des séries « M », « E », « U » et « Z » (8) des archives départementales. La lecture des numéros du journal Le courrier de Céret apporte également d'utiles informations. Concernant la partie occidentale de la chaîne, les archives conservées à Pau (9) datant de la fin du XIXe siècle, sont moins nombreuses. Néanmoins, le dépouillement de la série « M » (10) s'est révélé fructueux et les indications des employés furent d'un grand secours pour mener à bien les recherches. La consultation de journaux tels que Le Glaneur d'Oloron, Le Mémorial et Le Patriote a permis de croiser les regards portés sur des faits identiques. La mise en parallèle des deux extrémités de la chaîne offre l'avantage de pouvoir formuler plus facilement des hypothèses lorsque des lacunes documentaires sont constatées. Deux travaux, l'un géographique et l'autre historique, s'ajoutent aux sources en apportant un éclairage précis sur l'activité sandalière. Le premier est le résultat de recherches, remarquables par leur exhaustivité et l'analyse qui en résulte, menées par G. Viers sur la capitale souletine (11). Le second est celui de B. Salmon consacré au monde ouvrier sandalier de Saint-Laurent-de-Cerdans (12). Ce mémoire de maîtrise est également d'une grande richesse aussi bien factuelle qu'explicative. Le recours aux sources, la lecture des ouvrages évoqués ci-dessus mais aussi d'autres, et enfin la démarche retenue, encouragent à mettre l'accent sur trois composantes qui participent ou accompagnent l'essor sandalier. Tout d'abord, la menace qui plane sur l'équilibre économique de nombreuses localités contribue au développement de l'activité. Or, les situations locales sont en grande partie le résultat d'orientations économiques insufflées à l'échelle nationale. La question de l'adaptation à la nouvelle donne socio-économique se pose, alors, dans un contexte général à priori de plus en plus contraire aux espaces de moyennes montagnes et de piémonts. Enfin, une assimilation des avancées sociales acquises en France au cours de la période se produit au sein des communautés occidentales et orientales. Un équilibre économique menacé Au milieu du XIXe siècle, la crise de plusieurs activités traditionnelles menace l'équilibre économique de nombreuses communes des pré-Pyrénées orientales et occidentales. Ces difficultés se répercutent sur la situation démographique des communautés. A l'est de la chaîne, le travail du fer sous-tend en grande partie la vitalité économique de Saint-Laurent-de-Cerdans dans la première moitié du XIXe siècle. Une délibération municipale de 1832 signale quatre forges et huit clouteries (13). En 1840, quarante Laurentins sont ouvriers de forges, quatre-vingt cloutiers auxquels s'ajoutent cent charbonniers contribuent au fonctionnement de l'activité (14). Mais, au milieu du XIXe siècle, le déclin des forges laurentines et de façon plus large des forges vallespiriennes sous les coups de la concurrence croissante de la nouvelle sidérurgie s'amorce. A l'aube du nouveau siècle, l'activité est moribonde. A une vingtaine de kilomètres de Saint Laurent-de-Cerdans, Prats-de-Mollo, dans la vallée du Tech, est l'héritière d'une longue tradition de confection de draps, de couvertures et de « barretines » (15) qui, en ce XIXe siècle, perd ses débouchés sous les effets d'une inadaptation grandissante au marché ou d'une ardente concurrence sur les produits qui offrent encore des débouchés importants. La draperie pratéenne puis la sidérurgie laurentine sont en repli dans la seconde moitié du XIXe siècle fragilisant l'équilibre économique des deux communes longtemps rivales. Les villages de Serralongue et de Lamanère vivent une situation devenue aussi plus délicate. A l'autre extrémité de la chaîne pyrénéenne, le rapport de l'Enquête agricole et industrielle menée en 1848 (16) fait également état de difficultés. Le secrétaire général de la préfecture des Basses-Pyrénées débute l'une de ses synthèses de façon pour le moins abrupte, mentionnant : « quant à l'industrie dans ce département, il y a peu de chose à dire » (17). Il justifie son laconisme en rappelant « qu'elle n'est pas aussi florissante qu'elle le fut. Parmi les causes de sa décadence, les unes sont actuelles et passagères, les autres datent de loin et sont permanentes (...) Elle n'occupe pas 6000 ouvriers, loin de là (...). Ce département n'est pas ce qu'on est convenu d'appeler un pays industriel (...)» (18). Les activités industrieuses y sont peu nombreuses et en repli. A plus grande échelle, l'Enquête révèle qu'un canton comme celui d'Oloron offre insuffisamment de travail à sa jeunesse (19). Afin de pallier cette difficulté, l'administration préconise même d’encourager le tissage d'étoffes de laine (20). A cette date, cette activité emploie déjà cent personnes. Mais, elle n'est pas la seule activité textile du canton puisque cent quarante personnes, dont une large majorité de femmes -87,5% de la population adulte employée (21)-, s'affèrent à la fabrication de toiles d'emballage. Si la profession d'espadrilleur n'est pas encore signalée à cette date, des savoir-faire dans un domaine relativement proche sont établis. En revanche, dans le canton de Mauléon, dès 1848, le terme de sandalier est utilisé dans l'Enquête agricole et industrielle. De plus, le constat économique dressé pour cet espace souletin tranche puisqu'à cette date « il y a équilibre entre le nombre des ouvriers du canton et le travail qu'il peut fournir » (22) selon l'administration. Néanmoins, cela ne signifie pas que les populations aient un niveau de vie satisfaisant. L'excellent ouvrage 150 ans d'espadrilles à Mauléon (23) réalisé par l'association Ikherzaleak-trait d'union esquisse un tableau de la situation qui appelle à la nuance en soulignant que si la fabrication d'espadrilles s'est développée c'est en premier lieu parce ce que ces chaussures sont bon marché, faciles à confectionner et adaptées aux besoins de la population locale dans un contexte de « misère réelle » (24). Dans cette petite région, le premier XIXe siècle, du moins une large partie, est marquée du sceau de l'indigence pour de nombreux habitants. Si la population n'est pas désoeuvrée à en croire l'Enquête en 1848, elle n'en vit pas moins souvent très difficilement. Une telle situation pourrait s'avérer alors propice à l'essor de la fabrication d'espadrilles, « chaussures des pauvres » réalisées par des pauvres, ou de façon plus précise, par des populations en attente d'un indispensable complément pour vivre. Hormis, peut-être, le canton de Mauléon qui semblerait précocement capable de fournir une certaine parade - du moins économique -, les bordures orientale et occidentale de la chaîne pyrénéenne sont frappées, au milieu du XIXe siècle, par un mouvement d'étiolement d'activités traditionnelles qui affecte de nombreuses régions françaises. Dans l'ensemble des communes, une large partie de la population éprouve une grande précarité et le phénomène d'exode apparaît souvent comme le corollaire de la dégradation de l'économie locale. Après une croissance de sa population de 31,54% entre 1806 et 1846 (25), Saint-Laurent-de-Cerdans amorce un déclin démographique. En vingt ans, la commune laurentine perd presque 17% de ses habitants avant d'enregistrer un regain démographique entre la fin des années 1860 et le début de la décennie suivante. Le village de Lamanère, dont l'histoire contemporaine est aussi marquée par l'essor sandalier, subit également un recul de sa population dépassant les 36% durant la première moitié du XIXe siècle (26). Le processus d'érosion démographique s'achève à la même période que sa voisine laurentine. À Serralongue, après un pic en 1851, la population baisse de 12% entre cette date et 1866 (27). Si la croissance est retrouvée par la suite, elle n'est que de très courte durée contrairement à Saint-Laurent ou Lamanère. Quant à Prats-de-Mollo, exception faite d'un gain de population entre 1851 et 1856, le déclin s'inscrit dans la durée (28). Le milieu du XIXe siècle correspond bien à une phase de repli démographique en ce Haut-Vallespir. Les communautés perdent de leurs habitants alors que la crise des activités industrieuses bat son plein. A l'autre extrémité de la chaîne pyrénéenne, le phénomène se retrouve avec une toute autre dimension. Lorsque G. Viers s'interroge sur les causes de l'essor sandalier à Mauléon, il évoque, en particulier, la situation démographique (29). En ce XIXe siècle, une partie des habitants de la capitale souletine quitte une terre natale qui fait difficilement vivre de ce côté aussi des Pyrénées. Mais, « aux lumières de la ville », cette population migrante préfère souvent les promesses de l'outre-mer. Un vaste mouvement d'émigration vers l'Amérique latine marque l'histoire de la Soule mais aussi celle de l'ensemble des Basses-Pyrénées. Dans son dernier ouvrage, Les Basques en Amérique, Alberto Sarramone cite Julien Vinson, un contemporain du phénomène : « les déclarations des émigrants qui prennent des passeports établissent que les causes de leurs départs sont des salaires insuffisants et la difficulté croissante de vivre au pays natal en raison de la raréfaction des moyens de subsistance (...) » (30). A ces raisons s'ajouteraient la conscription mais aussi les histoires de réussites individuelles colportées notamment par d'actifs agents d'immigration (31). Un numéro du Glaneur d'Oloron rapporte les propos du préfet en exercice en 1873 : « l'émigration se porte principalement sur les arrondissements de Mauléon, de Bayonne et d'Oloron et dans certains cantons atteint le chiffre véritablement effrayant de plus de la moitié des jeunes conscrits inscrits au tableau de recensement (…) » (32). Les villes et villages dans lesquels s'affirme ensuite avec vigueur l'activité sandalière sont parmi les plus touchés par le phénomène. A. Sarramone évalue à 71 174 le nombre global d'émigrants basques et béarnais légaux entre 1832 et 1891 (33). Des candidats à l'émigration clandestine viennent gonfler les rangs de ceux qui aspirent à fouler les rivages sud-américains. Les nouveaux venus s'établissent principalement à proximité du Rio de la Plata, très souvent à Montevideo ou aux alentours, rejoignant fréquemment de la famille ou des connaissances déjà installées. Ces nouveaux Uruguayens ou Argentins n'en gardent pas moins des liens avec leur communauté d'origine, attaches affectives en premier lieu mais aussi relations économiques. La nouvelle donne économique qui s'impose au XIXe siècle se fait aux dépens d'activités traditionnelles pré-Pyrénéennes. Une situation plus tendue accentue la précarité de nombreux habitants pour lesquels l'exode est souvent perçu comme une solution. Dans ces moyennes montagnes et ces piémonts, comme pour la vallée de Campan dans les Hautes-Pyrénées étudiée par E. Lynch, « l'équilibre économique est fragile et toute modification d'une des données de l'ensemble peut remettre en question l'existence de la communauté toute entière» (34). Les communautés villageoises occidentales et orientales de la chaîne, menacées de déstructuration, sont amenées à réagir afin d'assurer leur préservation. C'est dans un tel contexte qu'une fabrication aussi traditionnelle que la confection d'espadrilles, vouée semblerait-il à disparaître comme tant d'autres, se développe au XIXe siècle. Contribuant à assurer l'équilibre économique, elle participe, à des degrés divers, à la préservation des communautés. S'appuyant sur un savoir-faire ancestral des populations, cette activité ne semblerait alors devoir son développement qu'à la capacité de ses entrepreneurs à tirer profit des marges de manoeuvre possibles dans le nouveau cadre économique. La question de l'adaptation à la nouvelle donne socio-économique La question de la volonté et de la capacité d'adaptation à la nouvelle donne socio-économique constitue, peut-être, le fil directeur le plus intéressant pour comprendre l'essor sandalier et mesurer les enjeux communautaires qui le sous-tendent. Les initiatives propices à l'activité, le rapport que les patrons entretiennent avec la mécanisation constituent des champs d'études qui permettent de cerner si une adaptation véritable aux nouvelles conditions économiques est possible et dans quelle mesure elle est souhaitée par les entrepreneurs. L'ouvrage de l'association Ikherzaleak-Trait d'Union relate qu'à Mauléon « on doit, paraît-il, l'invention de sandales à des miséreux, des déshérités, même des infirmes » (35) et notamment à un aveugle nommé Antoine Dulouis (36). Espartinaka, un historique basque, met en exergue la détresse des tout premiers sandaliers présentés à la fois comme pauvres, handicapés et illettrés (37). La grande précarité d'une partie de la population constituerait donc une composante de l'essor sandalier à l'ouest des Pyrénées. Pourtant, il semblerait que les initiatives les plus prometteuses viennent souvent d'individus disposant de ressources conséquentes. Profitant d'une main- d'oeuvre bon marché acculée à l'attente d'un complément - le métier de sandalier est souvent jugé dégradant (38) -, une initiative en particulier semble promise à un bel avenir. La maison Béguerie joue un rôle clé dans le développement de l'activité. Au départ, il s'agit d'une épicerie qui joint à cette occupation le commerce du tissu de gros et demi-gros. La nature de cette seconde activité ainsi que les profits dégagés lui permettent de développer la « sandalerie » (39). Justin Béguerie, qui revendique la paternité de l'essor dans la région (40), est désigné comme « fabricant » d'espadrilles. En réalité, il achète des toiles - en 1862 ses fournisseurs résident à Jurançon, Nay et Bruges - puis confie la réalisation des espadrilles à des ouvriers, le plus souvent à des ouvrières, disséminés dans les différents villages de la vallée, à Béhasque, Aroue, Charre, Garindein, Idaux...(41). Justin Béguerie recourt même aux services d'ouvriers-paysans de Barcus, de Baygori ou de Saint-Jean-Pied-de-Port. La main- d'oeuvre espagnole, saisonnière dans un premier temps, gonfle énormément les effectifs de la fabrication sandalière. Fortement enrichis, les Béguerie développent une activité bancaire dans les années 1870 axée sur la sandalerie puisque « la solidité de leur position commerciale leur permet, en effet, d'escompter pour leurs propres besoins et d'endosser les effets tirés par les fabricants du pays qui n'auraient eux-mêmes obtenu aucun crédit des industriels éloignés » note G. Viers (42). Au milieu du XIXe siècle, Mauléon compte huit fabricants et autant dans les environs. Plusieurs épiciers comme Elissabide, Bardos ou Barraqué se mettent à faire confectionner des espadrilles à domicile. Pascal Cherbero, natif du village de Bacus, est le fondateur de l'une des plus grosses entreprises d'espadrilles des Basses-Pyrénées. Maréchal-ferrant de son état, le jeune homme envisage, un temps, d'embarquer pour l'Amérique latine. Contraint d'y renoncer, il exerce différentes professions avant de connaître le succès dans la fabrication sandalière (43). La présence d'une main-d'œuvre en attente d'un complément, l'exemple de réussites éclatantes, concourent certainement à stimuler les initiatives. Les entreprises se multiplient dans de nombreuses communes des Basses-Pyrénées (44). Tirant profit des liens tissés avec l'outre-mer dans le cadre de la deuxième mondialisation, les fabricants basques et béarnais exportent leur production vers l'Amérique latine. Les espadrilles, faites avec du coton et du jute d'importation et non avec des plantes cueillies dans les environs comme ce fut le cas pendant des siècles, trouvent acheteurs là où les communautés basques et béarnaises sont importantes. A la fin des années 1860, les 4/5e de la production sandalière mauléonnaise s'écoulent vers la Plata où les Souletins paraissent avoir d'actifs correspondants (45). En utilisant des fournitures à base de produits d'importation et surtout en n'hésitant pas à élargir leurs horizons, l'essor sandalier participe à une logique d'ouverture et montre ainsi que ces communautés de piémont ne peuvent se définir à cette époque comme enferrées dans des logiques de repli. A l'importance prise notamment par la famille Béguerie à l'ouest de la chaîne, pourrait répondre, d'une certaine manière, celui des Sans et des Garcerie en Haut-Vallespir. La multiplication des cordiers, surtout à Saint-Laurent-de-Cerdans, a un rôle clé. Le dénombrement de 1866 atteste la présence de plus d'une soixantaine d'hommes exerçant cette profession auxquelles s'ajoutent des femmes et des enfants. Plus de deux cens personnes sont certainement occupées à cette tâche ; elles sont dix fois plus nombreuses que vingt ans auparavant et le sont bien davantage qu'à Prats-de-Mollo (46). Ces cordiers vivent majoritairement de la confection sandalière. Profitant d'un contexte favorable, la famille Sans ouvre une fabrique de toile et de tresse au début des années 1870 (47). Elle trouve sur place des débouchés assurés parmi les nombreux artisans et quelques fabricants d'importance. Quelques années avant la fondation de l'entreprise, le jeune Joseph Sans est envoyé par son père auprès de son oncle François installé à Barcelone (48). Ce dernier possède une importante fabrique de tissus pour sandales dont une partie de la production est destinée au marché laurentin (49). Joseph revient avec une expérience professionnelle dans le domaine textile. Ses frères s'associent au projet, l'un devenant comptable, l'autre teinturier (50). Ils peuvent compter avec l'aide sans faille de leur oncle de Barcelone qui soutient également l'initiative par une participation financière (51). François espère ainsi pouvoir enrayer la concurrence, présentée comme déloyale dans un rapport des Etablissements Sans et Garcerie rédigé une trentaine d'années plus tard : « la contrefaçon s'en mêla ; la contrebande aussi ; Saint-Laurent fut bientôt infesté de mauvais produits » (52) ! Une solide connaissance du métier, une main- d'oeuvre disponible et des débouchés assurés permettent la réussite de l'entreprise. Peu de temps après, un jeune Laurentin, Abdon Garcerie, emprunte la même voie créant une entreprise équivalente. Tout comme Joseph Sans, il reçoit un soutien technique et financier d'un oncle négociant à Barcelone durant plusieurs années (53). Le parcours des deux jeunes gens se ressemble beaucoup ; tous les deux sont initiés à l'activité textile, bénéficient d'un appui familial dépassant les frontières et établissent une fabrique à la même période. Peu de temps après, les deux maisons s'associent (54), certainement sur les conseils de Pierre Sans, le père de Joseph (55). L'impact de l'essor des Etablissements Sans et Garcerie sur le devenir de l'activité sandalière est double. Tout d'abord, l'implantation toute proche d'une manufacture de fournitures dynamise la fabrication sandalière, les installations se multiplient d'abord à Saint- Laurent mais aussi dans l'ensemble du Vallespir. De plus, les Sans et Garcerie, en proposant un modèle de réussite, stimulent l'ambition. De part et d'autre de la chaîne pyrénéenne, les entrepreneurs tirent profit des liens hérités avec l'Espagne et/ou des relations avec le Nouveau-Monde. Les réussites individuelles, familiales que ce soit au premier stade de fabrication -réalisation de la toile et de la tresse- ou au second stade -la confection sandalière- sont marquées du sceau de l'ouverture. A cette époque, les communautés d'où partent les principales initiatives ne paraissent pas en repli et rien ne permet de les décrire comme les vaincues d'un nouvel ordre économique. Elles savent profiter des marges de manoeuvre possibles afin d'assurer leur équilibre économique et donc leur préservation. La capacité d'adaptation à un contexte général se lit aussi dans la relation que les entrepreneurs entretiennent avec le progrès technique. Les structures de production de l'activité sandalière se diversifient au cours de la période. À l'est comme à l'ouest de la chaîne, si le travail à domicile conserve une place importante, de nombreux ateliers et quelques fabriques voient le jour. Cette plus grande concentration spatiale, propice à une évolution du mode de production, s'accompagne d'une réflexion patronale sur la mécanisation. Le tissage de la toile destinée aux espadrilles semble profiter assez tôt des progrès techniques du secteur textile. Joseph Sans n'hésite pas à se rendre à Manchester sans connaître le moindre mot d'Anglais afin de ramener des mécaniques utiles à sa fabrique laurentine (56). François, son oncle barcelonais, lui avait montré la voie en améliorant lui-même des métiers pour les adapter à l'épais tissu nécessaire à l'empeigne des espadrilles (57). Quant aux fibres de jute nécessaires à la réalisation de la semelle, elles sont encore souvent entrelacées manuellement à domicile à l'ouest de la chaîne. Cependant, une confection mécanisée voit le jour à la fin du XIXe siècle lorsque des métiers dérivés de ceux utilisés pour la fabrication des lacets sont réunis dans les premières tresseries (58). Une machine à coudre la semelle est utilisée dès 1900 à l'ouest de la chaîne (59), une autre fait l'objet d'une demande de brevet d'invention en 1910 (60). Une machine dite « Blake », évoquée par de nombreux sandaliers, subit des modifications de part et d'autre des Pyrénées afin de l'adapter au travail d'assemblage de la semelle et de l'empeigne (61). L'utilisation de machines révèle donc une capacité d'assimilation du progrès technique en particulier au niveau du premier stade de fabrication. Les fabricants font appel à un savoir-faire exogène, comme le montre l'exemple laurentin, mais mettent surtout leur ingéniosité et celle de leurs salariés au service d'améliorations endogènes. Les Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques gardent trace d'une dizaine de demandes de brevets déposées entre 1898 et 1914 (62) mais leur nombre est certainement supérieur. Une lecture plus précise révèle qu'un peu moins de la moitié des requêtes concerne la technique, le reste ayant trait au produit lui-même (63). Les demandes répertoriées dans les Pyrénées-Orientales pour la même période s'élèvent à plus d'une douzaine. Elles portent essentiellement sur de nouveaux modèles d'espadrilles (64). Aux deux extrémités de la chaîne, plusieurs demandes relatives aux techniques sont recensées mais elles sont plus de l'ordre de l'amélioration que de l'invention. De plus, la majorité des apports permet un gain de productivité mais ne bouleverse pas radicalement le mode de production. De nombreux patrons, surtout en ce qui concerne le second stade de fabrication, semblent n'éprouver ni le besoin ni l'envie de recourir à une mécanisation massive à la fois mal aisée et coûteuse (65). Les appréhensions du patronat mauléonnais décrites par G. Viers (66) sont certainement partagées par beaucoup d'entrepreneurs aux deux extrémités de la chaîne. Selon l'auteur, les fabricants ne commandent pas la fabrication de machines spécialisées par crainte que leur mise sur le marché encourage, à terme, l'essor de l'activité dans d'autres régions mieux situées. Le nord de la France constituerait alors une menace ; les usines susceptibles de s'implanter avoisineraient les centres d'approvisionnement (importation de jute et de coton) et les nouveaux pôles de consommation miniers (67). Dès la fin du XIXe siècle, la confection mauléonnaise, comme celle des autres communes, verrait finalement« dans les bas salaires le seul gage de sa suprématie et de sa survivance (...)» (68). Si une place est ménagée à l'assimilation d'un certain progrès technique, le dépassement est perçu comme imprudent. L'entrepreneur cherche non seulement à préserver la vitalité de son entreprise mais aussi à conserver la place qu'il occupe dorénavant au sein de sa ville ou de son village. Une concurrence trop forte aurait raison de cette activité de moyenne montagne et de piémonts et au-delà mettrait en danger la communauté dominée de plus en plus souvent par les fabricants sandaliers. Ce rapport hésitant au progrès trouve une manifestation toujours visible dans le paysage. Les communes fortement marquées par l'histoire sandalière n'ont jamais véritablement d'allure industrielle, tout au plus industrieuse. Une rapide géographie atteste la réelle capacité des communautés à entretenir des relations avec d'autres territoires autrement que pour subir des décisions extérieures. L'essor sandalier se produit dans des villes et villages habitués à penser l'espace au-delà des limites hexagonales. Les fabricants, en jouant de liens hérités, participent à la préservation de communautés malmenées par l'exode d'une partie de la population. Ils font appel à un certain progrès technique, mais très rarement à une mécanisation massive, préférant employer une main-d'oeuvre nombreuse et peu rétribuée. Les patrons réussissent ainsi à développer leur activité dans un contexte a priori contraire mais ne tardent pas à être confrontés à la montée de revendications ouvrières. Une logique d'assimilation des avancées sociales Ouvrières à l’usine Sans et Garcerie. St Laurent de Cerdans (Pyrénées-Orientales), début XXe s. (col. part.). Les avancées acquises en France durant la période trouvent un écho dans les moyennes montagnes et les piémonts pyrénéens. Dans le Haut-Vallespir, les espadrilleurs, en quête d'une amélioration de leur niveau de vie, explorent les voies possibles dans le cadre des nouvelles législations sociales. A l'ouest de la chaîne, les exigences ouvrières sont les mêmes mais la forte présence de travailleurs espagnols pèse différemment sur le devenir des revendications. Les ouvriers sandaliers cherchent à se protéger collectivement contre les aléas de la vie qui détruisent l'indispensable complément pour les uns et ruinent l'essentiel des ressources pour les autres. En octobre 1865, une société de secours mutuel, La Commune, se forme à Saint-Laurent-de-Cerdans (69). Elle apporte une aide pécuniaire aux malades, verse une indemnité en cas d'arrêt de travail, prévoit une pension de retraite et s'engage à pourvoir aux funérailles en cas de décès de l'un des membres. Mais les notables laurentins, en particulier les Garcerie (70), participent à l'entreprise et finalement encadrent l'organisation d'entraide. Cette influence enfle les rancoeurs d'une population laborieuse victime avant tout des faibles rémunérations versées par ces mêmes patrons. Le fossé se creuse entre la bourgeoisie sandalière et ceux qu'elle emploie, renforçant la dualité de la communauté laurentine. En 1897, une autre société de bienfaisance (71) voit le jour qui, tout en assurant la protection, soutient une revendication ouvrière naissante. En cette fin de siècle, un nombre croissant de tisseurs et d'espadrilleurs laurentins n'aspire qu'à une solidarité libérée des amarres patronales. Suivant l'exemple de sa voisine, le village de Lamanère abrite, à partir de 1893, une organisation vouée à l'entraide qui porte le nom de La Fraternelle. Dans de nouveaux statuts rédigés en 1904, le groupement prévoit des aides financière mais exige aussi un soutien entre les adhérents (72). Par exemple, si La Fraternelle prend en charge les obsèques, ses nouveaux statuts envisagent aussi que les membres soient « convoqués pour assister aux obsèques » (73). Le conseil d'administration est constitué en 1904 de sept membres dont une majorité de sandaliers. Le trésorier n'est autre que Jean Coste, l'un des patrons de l'entreprise d'espadrilles du village (74). S'il met à la disposition de la Fraternelle sa connaissance de la comptabilité, c'est certainement aussi afin de pouvoir exercer une influence au sein de l'organisation comme le firent ses homologues laurentins au sein de La Commune. L'omniprésence patronale se fait oppressante et les bas salaires ne sont pas la seule cause de la détérioration des relations entre les ouvriers et ceux qui les emploient. À l'instar du monde ouvrier français, les espadrilleurs font l'expérience de la solidarité dans le domaine de la protection sociale et bientôt dans celui de la revendication, les sociétés de secours mutuel agissant comme un « crypto-syndicalisme » (75). La domination exercée par la nouvelle élite sur la population ouvrière s'exerce de façon cuisante et difficilement supportable comme en témoigne aussi la persistance de certaines pratiques. Les fabricants augmentent leurs profits et leur contrôle sur les ouvriers par un réseau d'épiceries. Les espadrilleurs sont tenus d'effectuer leurs achats à la boutique patronale (76) ce qui permet en fin de compte au fabricant de récupérer, d'une certaine manière, la somme versée au sandalier. Un tel système aboutit même parfois à l'annihilation de tout échange monétaire. La réalisation de douzaines d'espadrilles donne droit à des marchandises à Lamanère et dans plusieurs établissements laurentins (77). Ce troc, qui se fait au désavantage du sandalier, l'oblige à se rendre à l'épicerie patronale s'il souhaite préserver le bénéfice de ses heures de travail. Face à de tels abus, un combat s'engage sur fond de conquêtes sociales nationales mais en s'enracinant dans une réalité villageoise. Si les sandaliers sont des ouvriers, ils ne sont en rien des prolétaires car ils vivent toujours sur leur terre natale et sont encore, pour un certain nombre d'entre eux, propriétaires de leur outil de production. C'est au sein de la communauté traditionnelle, sur des bases héritées, que les engagements sandaliers mûrissent. La pratique dans certains cas du troc, les faibles rémunérations, la crainte de perdre d'indispensables ressources contribuent à l'émergence d'un syndicalisme ouvrier. En 1889, un an après l'élection d'Abdon Garcerie à la mairie, le Syndicat professionnel des ouvriers espadrilleurs (78) se forme à Saint Laurent. Quatre ans plus tard, deux nouveaux syndicats sont signalés dans la commune (79). En 1896, le syndicat mixte qui en découle est l'un des plus importants à la Bourse du Travail de Perpignan avec 152 membres (80). Il soutient la création de la société de bienfaisance l'Humanité et fonde une coopérative de consommation. Ces initiatives ouvrières suscitent l'hostilité patronale, les rapports se tendent au sein des entreprises et au-delà de la commune. Les Etablissements Sans et Garcerie refusent bientôt d'employer les adhérents du syndicat. Une altercation entre un travailleur et son contremaître dégénère déclenchant une grève des tisseurs de la manufacture (81). Appuyés par le député Jules Pams, les Sans et Garcerie ripostent durement (82). Les ouvriers qui veulent conserver leur emploi sont sommés de quitter immédiatement le syndicat, ceux qui refusent sont promptement remplacés par des tisseurs de Gérone comme le relate Peter Mc Phee (83). Ce douloureux échec freine pour plusieurs années les velléités contestataires des nombreux tisseurs laurentins. Mais, cet épisode aide aussi beaucoup d'ouvriers à prendre conscience qu'un soutien extérieur est indispensable. Le ler avril 1904, une nouvelle chambre syndicale se constitue et s'affilie aussitôt à la Confédération Générale du Travail. Elle se définit comme le groupement des « ouvriers trépointeurs, espadrilleurs et tisseurs » (84). L'expérience laurentine fait des émules en Haut-Vallespir puisque des syndicats sandaliers sont créés à Prats-de-Mollo, Coustouges et Lamanère au cours des années 1905 et 1906. Des grèves accompagnent la prise de conscience par les sandaliers du haut canton de leur condition ouvrière. Entre 1908 et 1914, cinq grèves, causées par la persistance du troc ou la faiblesse des rémunérations, éclatent dans les villages sandaliers (85). Soutenues par les syndicats, les actions engagées trouvent souvent une issue favorable pour les ouvriers (86). Si ces grèves sont souvent menées par des trépointeurs (87) et donc des hommes, la plus importante est l'oeuvre des femmes. Le 24 novembre 1912, 500 ouvrières « bordeuses » (88) d'espadrilles à domicile cessent le travail à Saint-Laurent-de-Cerdans. Le plus grand mouvement d'opposition au patronat de la commune est l'oeuvre des femmes en ce début de XXe siècle. Suivant l'exemple de leurs aïeules comme le montre Raymond Sala, elle affirment avec force leur engagement: « comme au temps de l'abbé Xaupi, les femmes toujours marginalisées - elles n'ont pas le droit de se syndiquer - prennent part au combat » (89). La grève paralyse les principales entreprises de la petite ville obligeant les patrons, y compris les plus réticents, à accorder une amélioration des rétributions. L'activité sandalière, dont le dynamisme repose essentiellement sur la faible rémunération du travail, constitue, en fin de compte, un vecteur important d'assimilation des avancées sociales par les communautés de moyenne montagne. Mais, comme le souligne Michel Cadé en rapprochant mineurs, tisseurs et sandaliers : « trop isolés géographiquement, (ils) ne pouvaient jouer pour le mouvement ouvrier catalan un rôle moteur » (90) et a fortiori pour le mouvement ouvrier français. Les espadrilleurs, même lorsqu'ils sont fortement représentés à la Bourse du Travail ou se mettent massivement en grève, ne constituent jamais une force d'impulsion capable de peser véritablement sur les orientations nationales. A l'ouest de la chaîne pyrénéenne, les sandaliers subissent une précarité tout aussi grande. Les rémunérations y sont faibles et la journée de travail d'une ouvrière à domicile peut atteindre 14 à 16 heures. Tout comme leurs homologues vallespiriens, des travailleurs tentent de s'organiser pour contraindre les fabricants à accepter une augmentation des rétributions. Un « Manifeste ouvrier », publié dans le Glaneur d'Oloron en février 1907 et émanant de différents syndicats de la localité béarnaise, s'élève contre la faiblesse des salaires, l'ensemble des exemples illustrant le propos étant pris dans l'industrie textile et sandalière (91). Les auteurs de ce document s'insurgent contre les abus patronaux : « Nous pouvons affirmer sans craindre un démenti qu'il n'existe pas en France une seule ville où les ouvriers soient moins payés. Et même, nous avons vu un patron étranger venir s'installer à Oloron et, au bout d'un certain temps, baisser brusquement ses salaires au niveau des salaires locaux » (92). En 1907, un ouvrier oloronais employé chez Carçabal reçoit entre 2f50 et 3f50 par jour selon son habileté. Si les éléments de comparaison avec le Haut-Vallespir manquent pour 1907, quelques années plus tard les revenus semblent assez proches. Un sandalier travaillant chez Bédat gagnerait entre 3f et 3f80 à la fin de 1909 (93). Pour un tâche équivalente, un ouvrier laurentin rémunéré par Colomines reçoit entre 3f et 3f50 (94). Un léger avantage en faveur du sandalier oloronais se dégage mais ce serait à confirmer car l'entreprise Bédat paie, certainement, davantage que ses voisins durant la période (95). Comme en Vallespir, les espadrilleurs, si faiblement rétribués pour de longues heures de travail, s'engagent sur la voie de la revendication. Des grèves éclatent en 1907 et 1909 chez les fabricants de sandales oloronais (96). À chaque fois, la cessation du travail est motivée par la crainte des ouvriers payés à la douzaine de chaussures de subir un manque à gagner. Suite à l'une de ces grèves, le préfet des Basses-Pyrénées évoque dans un rapport la fragilité du syndicalisme oloronais (97). Sur un total de 854 sandaliers recensés dans la commune en 1909, seuls 25 appartiendraient à une organisation syndicale. Le haut fonctionnaire explique cette situation par l’« hostilité à la fois intransigeante et habilement concertée des patrons » (98), l'incapacité des ouvriers à soutenir longtemps une grève et la présence de nombreux étrangers. La venue d'Espagnols permettrait « aux industriels de s'assurer une main-d'oeuvre à bon marché et cette circonstance est aussi un obstacle à la formation et à la prospérité des groupements syndicaux » (99). Dans un département affecté par l'émigration transocéanique, l'essor d'une activité qui emploie au total plus de 5000 ouvriers vers 1910, ne peut se produire qu'en recourant à une main-d'œuvre extérieure (100). Les immigrés, dont une large majorité de femmes, viennent tout d'abord temporairement, rentrant pour les moissons dans leur pays d'origine. Puis, un nombre important d'entre-eux se fixe dans les communes de piémonts, notamment Oloron et Mauléon (101). Georges Viers évalue la proportion d'Espagnols dans la capitale souletine à 21% en 1896 et à 39% en 1911 (102). A cette dernière date, sur un total de 1585 sandaliers comptabilisés dans la commune, les étrangers représentent plus de 76% des personnes embauchés par les diverses Maisons (103). L'important recours à une main-d'oeuvre temporaire, le statut d'étranger de la majorité des ouvriers rend, indéniablement, plus difficile encore qu'à l'est de la chaîne, l'organisation et la revendication. Suite à un mouvement de grève chez Carçabal en 1907, un ouvrier est promptement renvoyé et n'a d'autre solution que de quitter Oloron pour Mauléon où il espère pouvoir retrouver du travail (104). Le traitement réservé à son beau-frère, de nationalité espagnole, est plus dur encore ; il est non seulement débauché mais également expulsé du territoire. Seul le soutien d'anciens collègues lui permet de réunir l'argent nécessaire pour un voyage décent vers son pays d'origine (105). Oser revendiquer constitue toujours une prise de risque mais avec une intensité plus forte pour les ressortissants espagnols. Un quotidien difficile pousse tisseurs et espadrilleurs à s'engager sur la voie de la contestation ouvrière. Ce processus révèle une véritable appropriation des avancées sociales par les populations locales. La revendication est plus difficile à l'est de la chaîne où la très forte proportion de travailleurs étrangers rend l'opposition au patronat plus risquée. A l'est comme à l'ouest des Pyrénées, l'activité sandalière contribue à préserver les communautés de la déliquescence mais favorise aussi une plus grande dualité des sociétés. Aux deux extrémités de la chaîne montagneuse, les localités sont affectées par la crise des activités traditionnelles qui laisse sans ressources, bon nombre d'habitants. La population désoeuvrée n'a souvent d'autres choix que de quitter une terre natale qui ne fait plus vivre. Les communautés sont menacées de déstructuration, voire de déliquescence et beaucoup d'entre- elles ne doivent un regain de dynamisme et leur préservation qu'à l'essor sandalier. Les fabricants profitent des liens tissés avec différents espaces à une époque où l'horizon économique s'élargit et font appel à une certaine mécanisation pour assurer leur réussite. Ces hommes, qui font ainsi preuve d'une capacité d'adaptation aux nouvelles règles économiques, réfléchissent aussi avec des logiques héritées et acquises au sein des communautés. Le fait de développer une fabrication ancestrale, le maintien d'une main-d'oeuvre nombreuse dans beaucoup d'entreprises s'expliquent non seulement par la recherche du profit mais aussi par la persistance de cadres mentaux traditionnels. L'activité sandalière, qui doit son succès à l'association d'héritages et d'assimilations, expérimente les marges de manoeuvre possibles dans ces régions de piémonts et de moyenne montagne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Cette occupation contribue à préserver les communautés mais les obligent à se redéfinir. La venue massive de populations allogènes à l'ouest, l'émergence de nouveaux rapports sociaux entre patrons et ouvriers font évoluer les structures internes aux villes et villages vers une plus grande dualité. Les communautés, cellules traditionnellement élémentaires au même titre que la famille, sont affectées par des mutations qui touchent les sociétés occidentales dans leur ensemble. L'activité sandalière se maintient durant plusieurs décennies aux deux extrémités de la chaîne avant de connaître le repli dans la seconde moitié du XXe siècle. Dans un contexte de mondialisation croissante, l’irruption de la concurrence asiatique, aux coûts de production inférieurs, met en difficulté de nombreuses entreprises. Si, de part et d'autre des Pyrénées, la crise est violente, elle prend une tournure plus dramatique à l'est, seuls quelques artisans poursuivant la tradition en ce début de XXIe siècle. Aujourd'hui, l'essentiel de l'activité se concentre à l'ouest des Pyrénées, Mauléon fournissant 80% de la production française d'espadrilles artisanales (106). D'anciens sandaliers attribuent cette différence de destin à une plus grande adaptation des productions basques au marché. Une localisation moins marquée par l'enclavement plaide aussi indéniablement en faveur des établissements occidentaux. L'étude de l'activité sandalière contribue, à son niveau, à mettre à jour toute la complexité de l'Histoire économique et sociale. Les liens entretenus avec d'autres territoires, les finalités sous-tendant les activités économiques et, de façon capitale, l'importance du cadre mental communautaire, permettent de comprendre le devenir d'espaces menacés de marginalisation et d'envisager les marges de manoeuvre dont ils disposent au miroir de leur riche passé. Nathalie CABANAS
Bibliographie CABANAS Nathalie, « L'activité sandalière dans les pré-Pyrénées orientales et occidentales (milieu XIXe siècle - 1914) » in La Fibre Catalane, actes du colloque de l’APHPO tenu le 5-11-2005, édit. Trabucaire, Perpignan, 2005, p. 114-142. Notes 1 Notamment : Edouard Lynch, Entre la commune et la nation, identité communautaire et pratique politique en vallée de Campan (Hautes-Pyrénées) au XIX siècle, GRHP, université de Toulouse II, Archives des Hautes- Pyrénées, 1992, (voir pp. 77, 83, 181, 204-205 tout particulièrement).
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